Tunisie : La majorité est silencieuse

Par : Autres

alaune-wmc2.jpgC’est la phrase prononcée par un homme politique français, à qui on a dit que tant de personnes manifestaient contre sa politique, et que les gens sont descendus dans la rue. C’est exactement cette phrase qui m’est venue à l’esprit, quand un des étudiants est venu me dire «Madame, on fait grève, et on veut une année blanche»…. !.

«Oui… et pourquoi donc voudrais-tu empêcher tes camarades d’entrer dans l’amphi, et d’apprendre des choses…?», lui ai-je demandé. «Parce qu’on voudrait que Ghannouchi parte! On ne veut plus de lui! Qu’il dégage dégage, dégage!», m’a-t-il rétorqué. Et il s’est remis à crier et à appeler ses copains, je l’ai poursuivi, et insisté: «Et tu peux me dire pourquoi tu voudrais que Ghannouchi parte?»… «Parce que c’est un RCDiste! Que des voleurs! Que des coorrompus! Et puis, le chômage est toujours là, ils n’ont rien fait pour nous! Et puis, ils n’ont même pas changé la Constitution! Ils ne foutent rien! Ils veulent juste protéger les arrières de Ben Ali!»… Et il est vite reparti voir ses copains, monter sur la table qu’ils ont placée devant la porte de l’amphi pour bloquer l’accès, et s’est remis à crier, en même temps il faisait un signe de la main à d’autres copains, parlait au téléphone, etc. Il ne voulait plus me parler. Il n’avait pas grand-chose à me dire, et l’action, l’adrénaline, c’était la chose la plus importante.

L’agitation était là, l’enthousiasme aussi, mais je ne sais pas si ces jeunes gens avaient des revendications réelles, s’ils savaient au moins de quoi ils parlaient… ou alors s’ils reprenaient en cœur quelques phrases entendues ici et là. Et qu’ils prenaient surtout un plaisir fou à continuer la fête, à faire la révolution. Parce que oui, la révolution c’est la «fête» pour beaucoup de ces jeunes, la fête au sens figurée j’entends. Ils ont eu l’occasion inouïe d’exister enfin, d’avoir une réelle importance dans la société, d’avoir leur mot à dire, et d’être influents. Quelle victoire en effet, s’ils parviennent à obtenir la démission du Premier ministre, chose encore impensable même dans les rêves il n’ya pas si longtemps.

Un autre étudiant, plutôt réservé, m’a avoué qu’il était passé devant la foule qui discutait et criait «on veut une année blanche…!», qu’il était gêné, profondément, parce qu’il serait le premier perdant dans ce cas, parce que son père se coupe déjà en quatre pour lui et ses frères et sœurs tous à la fac. Il ne se voit vraiment pas aller lui dire qu’il va refaire cette année! Mais malgré sa gêne, il n’a pas osé placer un mot, il avait peur d’être taxé de “RCDiste“ ou de “Benaliste“, ou que sais-je.

Je sais que je vais me mettre sur le dos beaucoup de gens en disant cela, mais je pense que c’est l’avis de la majorité silencieuse. Celle qui regarde gênée, sans oser parler, de peur d’être taxée de «non patriote». La réalité, c’est que beaucoup sont aujourd’hui en train de «monter sur les évènements», dans le sens que les évènements leur offrent une occasion extra ordinaire, de prouver une existence, de trouver un sens à leur vie. Chose tout à fait compréhensible après tant de misère, d’injustice, de mise à l’écart, etc.

Ce qui s’est passé en janvier est exceptionnel, il paraît que même la Chine a censuré les mots “Tunisie“ et “jasmin“; ce dragon économique de près d’un milliard et demi d’habitants a peur que la contagion tunisienne opère. Mais je doute du bien-fondé des revendications de ces jeunes, pour la plupart lycéens, ensuite je doute que ce soit les revendications de TOUT le peuple.

A vrai dire, je ne suis ni pour ni contre le gouvernement de Ghannouchi. Je préfère regarder plus loin, et ne pas m’arrêter aux questions de politique politicienne. Ce qui m’intéresse c’est ce qui va arriver au pays. Et ce que je crois savoir, c’est que nous devons nous concentrer sur l’avenir, sur les élections qui approchent, pour nous familiariser avec les acteurs et les partis politiques, qui vont se présenter à ces élections. Ce qui m’intéresse, c’est de bien choisir le projet politique de l’acteur ou de la coalition politique, qui va conduire le pays à partir des élections. Et franchement, je pars du principe de la bonne foi concernant ce gouvernement, dont les membres sont pour beaucoup des sommités dans leurs domaines de compétence, et qui étaient même expatriés.

Ce qui m’intéresse, c’est le projet politique qu’on peut concevoir ensemble, pour l’avenir de notre pays. Ne serait-il pas plus bénéfique pour nous que toute cette jeunesse débordante de vie et d’énergie, et grâce à laquelle d’ailleurs l’impossible est devenu possible… qu’elle s’organise dans des structures, dans des forums, et que sais-je encore, pour faire des vraies propositions de réformes? Pour repenser l’école, l’université, l’hôpital public, etc.?

Je crois que beaucoup d’artisans en ont marre mais qu’ils ont peur de le dire. Je crois que les chefs d’entreprise pensent de plus en plus sérieusement à faire leurs bagages et partir, j’en connais personnellement qui constatent que la révolution est devenue une «attitude» à la mode et le nouveau sport national. Et un chef d’entreprise, il a pour seule religion le travail; ça tout le monde le sait.

D’accord, beaucoup d’injustices sociales doivent être réparées; d’accord, les salaires d’une bonne partie des travailleurs qui créent la richesse dans ce pays sont proprement indécents. D’accord, mais il y a une structure économique internationale de laquelle on dépend, et en dehors de laquelle on ne peut pas exister. Et si on veut augmenter les salaires d’un seul coup de 50%, eh bien les entreprises iront tout simplement et tout bonnement ailleurs.

Je suis plus que pour l’instauration d’une politique économique qui distribue équitablement la richesse, richesse produite en réalité par les mains de ces ouvriers mal payés. Mais il faut du temps et de la stratégie surtout pour y arriver… sans que les entreprises partent. Parce que nous ne sommes pas seuls au monde, nous sommes un seul et un petit joueur dans une grande équipe, sur un grand terrain de foot, et les règles du jeu, ce n’est pas nous qui les fixons. Elles sont fixées d’avance. Alors on doit travailler dur pour marquer des buts. Pour devenir influent, rallier d’autres joueurs, et ainsi, via une stratégie bien préparée et bien pensée à l’avance, changer les règles du jeu, avec tous ces joueurs qu’on aura ralliés. Ce que l’on est en train de faire, c’est des «fautes» au sens des règles du jeu en place. Et on risque d’être mis sur la touche, par l’arbitre en place: l’économie et les marchés internationaux.

D’accord, je suis pour qu’il y ait une vraie démocratie dans ce pays, mais laissons le temps au temps, arrêtons de monter sur nos chevaux et de critiquer pour critiquer, et de faire la révolution après la révolution. Le 14 janvier est terminé, on a balayé Ben Ali, c’est bon. Maintenant il faut construire, et c’est une autre forme de révolution, peut-être plus dure que la première parce qu’elle implique un changement des mentalités, un travail acharné, un patriotisme réel et constant. Le patriotisme n’est pas seulement d’être à l’avenue Habib Bourguiba le 14 janvier et de crier des slogans. Le patriotisme c’est aussi de se lever tous les matins de bonne heure, et de travailler dur, servir le client quand on est agent dans une administration publique, et avec le sourire. De faire cours quand on est prof et en se donnant à fond, d’aller en cours quand on est étudiant, et de tout faire pour devancer les étudiants de Princeton et de Harvard. Oui pourquoi pas.

Tout est possible aujourd’hui, nous le savons bien, avec la révolution de la communication. Toute la connaissance est disponible sur le web, à nous de trouver les opportunités que ce soit en termes de création d’entreprises et d’emplois, en termes de recherche et d’innovation technologique, etc. Mais que dire, nos étudiants veulent une année blanche, quel malheur…

La rumeur de la possibilité que l’armée reprenne le pays est en train de circuler. Probablement que c’est la solution finale pour ne pas que l’on dérape, et que l’on perde de vue l’essentiel, ce dont des gens sont morts. Mais quelle solution! Le progrès a besoin d’une atmosphère sociale apaisée, et de travail. Je suis fondamentalement optimiste. Mais je crois que nous vivons une période d’agitation voire de chaos, qui ressemble à ce qu’ont connu les USA après leur fameuse Déclaration d’indépendance. Mais les USA ont bien décollé après. Nous allons décoller après. Avec le minimum de dégâts, j’espère.