Mohamed Damak de Standard and Poor’s : «Les banques islamiques courent aussi des risques en raison de leur exposition au marché immobilier»

Le nombre d’institutions financières islamiques dans le monde
est passé d’une seule en 1975, à plus de 300 aujourd’hui et dans plus de 75
pays. Pour certains, la banque islamique reste une activité limitée, n’occupant
qu’une place minuscule dans le système financier mondial. Pour d’autres, elle
ambitionne de révolutionner le monde de la finance traditionnelle. Entre ceux
qui la traitent de «supercherie» et ceux qui y espèrent l’avenir financier du
monde musulman, un seul fait est certain, la finance islamique hisse ses voiles.

Standard and Poor’s (*) couvre le secteur de la finance Islamique depuis plus
d’une dizaine d’années. Mohamed Damak y est analyste et co-directeur du Groupe
de travail sur la finance islamique. Il répond à nos questions.

mohamed-damak-1.jpgWebmanagercenter
: L’encours de la Finance islamique dans le monde pourrait atteindre 1.000
milliards en 2010. Selon certaines prévisions et alors que 25% de la
population mondiale est de confession musulmane, certains estiment que 40% à
50% de leur épargne sera géré par la Finance islamique d’ici une dizaine
d’années, contre 10% vers 2007. Pourtant, vous avez récemment déclaré sur
France24 qu’’’évaluer ce marché n’a pourtant rien d’évident et que la
demande pour ces produits aujourd’hui semble limitée”. Pouvez-vous nous
expliquer pourquoi ?

Mohamed Damak : France24 a repris un entretien que nous avons accordé à
l’AFP. Les propos traitaient spécifiquement du marché français. Nous
réaffirmons nos propos en déclarant que, pour l’instant, on ne peut se
référer à des éléments tangibles pour conclure à un engouement pour la
Finance islamique en France.

Par contre, au niveau international, toutes les études démontrent une
croissance de l’ordre de 10% annuel au cours de la dernière décennie. On
enregistre, cependant, un léger ralentissement pour l’année en cours du fait
de la crise financière et du recul de certains marchés.

La Finance islamique est vieille de 30 ans. A quel stade de développement se
trouve-t-elle ?

La Finance islamique s’est développée de manière très rapide au cours des
dix dernières années. Elle reste néanmoins un segment «jeune» de la finance.
Ses principes sont au nombre de cinq, à savoir :


Interdiction de l’intérêt

– Interdiction de l’incertitude

РInterdiction du financement de certains secteurs jug̩s illicites (armement,
porc, alcool)

– Principe de partage de profits et des pertes entre les participants à une
transaction financière

РPrincipe qui stipule que toute transaction doit ̻tre sous-tendue par un
actif tangible.

Banques historiquement islamiques, celles récemment islamisées et d’autres
partiellement islamisées cohabitent aujourd’hui sur le marché. Entre le
Sultanat d’Oman qui interdit la Finance islamique, l’Iran et le Soudan où il
est entièrement islamique, et l’Arabie Saoudite qui affirme que réglementer
des banques islamiques serait reconnaître que d’autres sont illicites, il y
a encore de la manœuvre. Comment ses systèmes peuvent-ils évoluer et
fonctionner ensemble ? Voulue comme une finance qui change le monde, ne
devient-elle pas une finance qui change uniquement de forme ?

Dans un premier temps, l’offre de la Finance islamique faisait en sorte de
répondre aux mêmes besoins exprimés par des banques conventionnelles, ce qui
était un passage normal dans la courbe d’évolution du secteur.

Dans un second temps et avec l’ancrage de la Finance islamique dans la
finance mondiale, il se peut qu’on assiste à la création de nouveaux
produits exclusifs à la Finance islamique. Les comptes de partage de profits
et de pertes en sont un exemple, même si leurs fonctionnements en pratique
pourraient être différents de la théorie. En effet, une banque qui ferait
partager à ses clients des pertes résultant de son activité pourrait voir sa
base de déposants fondre rapidement.

Cependant, il convient de retenir que la question n’est pas de savoir si la
Finance islamique va remplacer la finance conventionnelle, mais plutôt
d’anticiper la cohabitation des deux modèles dans une optique de satisfaire
les besoins des différents clients.

Quelles sont, précisément, les limites de ce modèle et ses défis ?

Les limites du modèle sont nombreuses. Pour commencer, je citerais la
fragmentation et l’absence de standardisation. S&P ne donne aucune opinion,
mais il y a des interprétations différentes de la Charia qui conduisent à
l’absence d’un marché intégré global.

A titre d’exemple, l’AAOIFI (Accounting and Auditing Organization for
Islamic Financial Institutions) a déclaré en 2008 que 85% des sukuk émis
étaient non conformes à la Charia. Fort heureusement, les instances
concernées ont décidé de mettre davantage de coordination dans leur travail
avec d’autres régions du monde musulman. Ceci est de nature à donner
davantage de crédibilité au secteur.

La seconde limite est relative à la faible profondeur et diversification du
marché et notamment le nombre limite de classes d’actifs liquides conformes
à la Charia, ce qui réduit les opportunités de placement des banques
islamiques et les exposent à des actifs risqués tels que l’immobilier ou les
marchés actions. Les banques islamiques courent aussi un risque de
réputation, à l’instar de toutes les banques, mais avec un risque
supplémentaire: être perçues comme non conformes aux règles de la Charia, ce
qui pourrait entraîner un mouvement de défiance de certains clients et de
retrait de dépôts.

Le manque de compétences et de main-d’œuvre qualifié est, pour le moment,
une des limites de ce modèle. Avec l’envolée de la banque islamique au cours
de ces dix dernières années, ce sont des banquiers formés à la finance
traditionnelle qui ont comblé les besoins du secteur en la matière. Pour que
celle-ci se développe, il faut de la recherche et des cursus spécifiques
pour plus d’innovation. D’ailleurs, depuis l’année dernière, nous assistons
au développement des offres de formations dans ce domaine. Pour n’en citer
que quelques-unes, je mentionnerais des diplômes (Bac+5) à l’université de
Paris Dauphine, l’Ecole de Commerce de Reims ainsi que celle de Strasbourg.

Aujourd’hui, de nombreux produits financiers adoptent des labels
‘’islamiques’’. Comment s’effectuent les contrôles ? Quels sont les
garde-fous ? Comment est adopté un produit financier ?

Le marché tente de répondre à des attentes précises. Pour adopter un produit
financier islamique, il faut un conseil (composé d’au moins trois docteurs
en Charia) qui se prononce sur la conformité par rapport aux règles de la
Charia. Après étude, ils émettent une «fatwa» et ce n’est qu’alors que le
produit peut être commercialisé.

Le danger de lancer des produits financiers non conformes à la Charia (alors
qu’ils prétendraient l’être) est réel. Il risquerait de nuire à la
crédibilité du modèle. L’objectif de la Finance islamique n’est pas de
révolutionner le monde de la finance. Il ne s’agit pas de trouver une
solution alternative à la banque traditionnelle. C’est l’innovation par la
création de nouveaux produits qui sont structurés en conformité à la Charia
qui prime en vue de satisfaire les besoins des clients qui cherchent cet
aspect de conformité à la Charia.

Pensez-vous que la crise financière actuelle suscite davantage d’engouement
pour les produits de Finance islamique ?

Les banques islamiques, de manière générale, ont certes été plus résistantes
que leurs consœurs conventionnelles du fait de leur non exposition aux
produits d’investissement structurés. Cependant, avec la transformation de
la crise financière en une crise économique, des impacts sont à attendre sur
la qualité des actifs des banques islamiques aussi bien que pour les banques
conventionnelles.

Par ailleurs, les banques islamiques ne sont pas dépourvues de risques, et
l’un des risques majeurs découle de leur exposition au marché immobilier.

L’argent de l’immigration est depuis peu l’enjeu de nombreuses
sollicitations. Dans quelle mesure la Finance islamique peut-elle répondre à
ces besoins ?

La Finance islamique pourrait intéresser l’argent de l’immigration. C’est
bien évidemment une décision qui revient au client final. Pour le moment, on
ne saurait dire s’il y a une demande significative faute de produits. Si
demain, des produits financiers sont mis à la disposition des clients, il se
pourrait qu’un véritable marché puisse voir le jour. Les pays du Golfe en
sont l’exemple le plus édifiant. L’offre a créé sa propre demande.

Ceci étant dit, et si nous devions anticiper, je dirais qu’en France, la
Finance islamique pourrait, dans un premier temps, servir aux entreprises et
aux collectivités locales, à la levée de dettes sur les marchés sous forme
d’obligations islamiques ou Sukuk. Dans un deuxième temps, il se peut qu’il
y ait émergence d’une offre destinée aux clients particuliers et visant
notamment l’argent de l’immigration …

Qu’est ce que le sukuk ? Pouvez-vous nous présenter la gamme des instruments
financiers islamiques ?

Un Sukuk est un instrument financier jugé conforme à la Charia ; il se
rapproche d’une obligation dans la finance conventionnelle, permettant de
lever des fonds.

Il existe aussi un certain nombre de produits bancaires conforme à la Charia
comme les murabaha (achat-vente), les Ijara (équivalent du leasing), les
musharaka (équivalent du capital risque).

L’un des principaux produits qui différencie les banques islamiques de leurs
consœurs conventionnelles est le compte de partage de produits et des pertes
qui fait en sorte que la rémunération servie aux déposants dépende de la
rentabilité de la banque islamique et n’est pas prédéterminée comme dans un
compte à terme classique.

Les pays occidentaux font un accueil confidentiel ou légèrement plus
enthousiaste selon leurs politiques. Pensez-vous qu’ils adaptent un jour une
réponse politique unique envers la Finance islamique ?

Nous assistons depuis peu à quelques actions en faveur du développement de
la Finance islamique, notamment en France. Il s’agit d’ajustements fiscaux,
de mise en place de cadres règlementaires et fiscaux, et d’une communication
plus volontaire… Le Royaume-Uni est un des pays qui a pris le plus de
dispositions, et ce depuis plus de dix ans, et qui communique régulièrement
sur ce sujet. Aux Etats-Unis d’Amérique, la Finance islamique reste très
limitée et nous n’avons pas vu d’action en vue du développement de banque
islamique.

Les politiques des différents pays feront les réponses qu’ils souhaitent, et
il y a peu de raisons de penser qu’elles soient identiques. Il n’est pas de
notre ressort et de notre compétence de commenter sur les réponses
politiques à apporter.

Pensez-vous que la banque islamique puisse se développer dans les pays du
Maghreb ?

Jusqu’en 2006, on parlait peu de la banque islamique au Maghreb, si ce n’est
à travers la Best Bank en Tunisie ou la Baraka Bank en Algérie. Depuis, des
mesures ont été prises pour permettre de développer ce secteur. Le Maroc a
autorisé certains produits financiers alternatifs en 2007. La Tunisie a
autorisé la création d’une banque islamique, la Zitouna Bank. En Algérie,
nous ne sommes pas au courant de mesures qui auraient été prises pour
promouvoir la Finance islamique.

Il va sans dire que le développement de projets inspirés par les banques
islamiques des pays du Golfe, tel que la Guf Finance House en Tunisie. La
Finance islamique joue le rôle de pont islamique entre les pays maghrébins
et les pays à forte capacité de financement que sont les pays du Golfe.

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