Rabah Nabli : «On est en voie de passer de la société des salariés à la société des entrepreneurs » (2ème partie)

Rabah NABLI vient de publier récemment un livre sur «Les
Entrepreneurs Tunisiens ou la difficile émergence d’un nouvel acteur social»,
aux éditions de l’Harmattan. Il répond aux questions d’Amel Djait et nous livre
son regard de sociologue sur l’univers et l’histoire de l’entreprise. Il évoque
les rapports qui semblent régir l’entrepreneuriat en Tunisie.

Rabah NABLI, HDR en sociologie, enseignant chercheur, à la Faculté des Lettres
et des Sciences Humaines de Sfax, titulaire d’un doctorat sur la politique
économique tunisienne et l’émergence des entrepreneurs des industries
manufacturières.

(Deuxième partie).

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: La culture locale et communautaire marque l’entrepreneuriat tunisien.
Comment se traduit cette influence dans le comportement de l’entrepreneur
local ?

Rabah NABLI: Tout observateur vigilant des pratiques sociales et culturelles
des acteurs économiques de la région de Sfax ne peut manquer de faire état
de l’existence d’un ordre normatif rural intériorisé qui semble marquer
profondément le comportement des entrepreneurs de la région. Ce même constat
pourrait être généralisé aux autres régions de Tunisie à l’exception de la
région de Tunis.

A Tunis, on est dans un contexte différent de celui de Sfax. La ville de
Tunis est apparemment marquée par le développement de plus en plus croissant
de la division sociale du travail qui semble s’accompagner d’une
différenciation des individus quant à leur formation, leur activité, leur
mobilité entraînant du même coup un développement des autonomies
individuelles, l’évolution des rapports sociaux de sexe, la redéfinition de
la sociabilité familiale et extra-familiale ; l’affaiblissement des valeurs
patriarcales et de la domination masculine, en perte de vitesse aussi bien
dans le secteur public que dans le secteur privé.

Dans le même ordre des choses, pour coordonner leurs activités économiques,
les hommes d’affaires -comme c’est le cas aussi des habitants de la ville de
Tunis et de sa région- doivent, dans une certaine mesure, avoir la même
vision du temps (Temps séquentiel). Le temps est ainsi considéré comme un
facteur que les organisations doivent gérer de la manière la plus
rationnelle possible; une manière qui donne la priorité aux résultats, à
l’efficacité.

Il y a les études de cadence, le délai de mise sur le marché, le juste à
temps, ainsi que l’idée selon laquelle les produits naissent, avancent en
âge et arrivent à maturité selon un cycle semblable à celui des êtres
humains. Il est vrai qu’il s’agit là beaucoup plus d’une tendance que l’on
observe chez certains entrepreneurs tunisois que d’une réalité
incontestable. Cette tendance est loin d’être dominante, mais nous estimons
qu’il s’agit quand même d’un fait saillant qui témoigne d’un changement en
cours et d’une tension entre la tradition et la modernité que l’entrepreneur
tunisois semble vivre d’une manière dramatique.

Par contre, Sfax continue à vivre au rythme des saisons. En effet, le
mouvement de celles-ci demeure très important dans la production locale, sur
le double plan agricole et industriel. De nombreuses unités industrielles
reproduisent dans leur fonctionnement les pratiques de stockage, d’épargne
et de prévision. Ce sont ces mêmes pratiques qui sont censées être
spécifiques au monde rural. Les exemples abondent de la permanence, à Sfax,
dans les mentalités entrepreneuriales, du modèle paysan du stockage rythmé
par les durées des cycles et des saisons : les entrepreneurs, surtout ceux
travaillant dans les industries manufacturières font stocker les matières
premières même si les prix de celles-ci continuent d’augmenter. Un tel style
de gestion semble permettre à ces entrepreneurs de vendre moins cher que
leurs concurrents.

Ainsi, le stockage renforce la compétitivité de l’entrepreneur tout en lui
permettant de s’adapter à un marché dont les fluctuations sont apparemment
liées à la conjoncture historique, économique et socioculturelle.

Dans la même logique qui montre à quel point le comportement économique,
dans certaines contrées de la Tunisie, est marqué par ce système de valeurs
qualifié par Weber d’«Ethos rural», nous pouvons reprendre ici l’exemple de
ces entrepreneurs qui se meuvent sur un modèle traditionnel du faire par
soi-même et qui refusent le prêt bancaire sous prétexte que cela risquerait
de compromettre leur avenir. Pour mieux comprendre ce phénomène, nous nous
sommes référés aux travaux de certains historiens comme Lucette Valensi,
Mohamed Hédi Chérif, Hédi Témoumi, Ali Zouari pour montrer que,
historiquement, des villes comme Sfax, Sousse et Houmet-souk (Djerba) ont
été toujours considérées comme un lieu de transit et d’attente, des réserves
pour le stockage.

Cette situation économique et sociale aurait développé chez les populations
autochtones un éthos particulièrement marqué par les valeurs
traditionnelles. Celles de l’obéissance, de l’adaptation, de la patience, de
l’entraide, de la coopération et de la solidarité. C’est par ces valeurs que
s’accomplissent et se légitiment aussi bien l’activité de production, que
celle de la circulation des biens économiques.

Selon vous, les valeurs qui animent les entrepreneurs sont celles du monde
rural. Comment ces valeurs pourraient-elles favoriser, dans un environnement
mondialisé, l’émergence des entreprises tout en empêchant, aussi paradoxal
que cela puisse paraître, leur développement?

Si les familles sfaxiennes avaient réussi dans le domaine entrepreneurial
(1960-1970), c’était grâce à leurs réseaux de relations communautaires. La
dynamique entrepreneuriale, dans cette région, semblait obéir à cette époque
à ses propres lois de régulation : celles de l’adaptation, du paternalisme,
de la coopération, de la réciprocité et de la confiance.

Mais, à partir du milieu des années 80 et jusqu’à nos jours, la culture
familiale, ancrée dans la culture d’entreprise, est désormais génératrice de
plusieurs ambivalences. En effet, dans les moments de crise, comme c’est le
cas aujourd’hui, marqués par l’aiguisement de la concurrence tant à
l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale, c’est un climat de
suspicion, de défiance et de peur qui semble s’emparer de tous les membres
de l’organisation. Ce modèle de gestion peut amener parfois, à cause d’une
mauvaise gestion du processus de succession ou du refus d’introduire une
technologie de pointe, à un échec cuisant. La famille stimule, oui, mais la
famille bloque aussi !

Les principes d’organisation et d’inspiration familiale sembleraient
autoriser autant l’organisation que la désorganisation. Ils opèrent par des
dualités (adaptation-inadaptation, paternalisme ou
bienveillance-malveillance, coopération-sabotage, confiance-suspicion), de
fluctuation relationnelle qui mène les sentiments d’un pôle à l’autre de la
dualité.

L’ambivalence se fait évidente, puisque tout au long de l’expérience
familiale, il n’a pas été question de rupture totale avec les principes
familiaux d’organisation. Les nouvelles identifications liées au changement
organisationnel ne se substituent pas complètement aux anciennes références
d’inspiration familiale, ce qui génère très souvent des sentiments de
malaise et de contradiction. En effet, les employés éprouvent simultanément
des sentiments opposés à l’égard de l’entreprise, des leaders et du travail.
Ils expérimentent ainsi deux états émotionnels envers le même objet, ce qui
caractérise un état d’ambivalence, et ce qui nous a encouragé à faire usage
de la notion d’ambivalence.

A quoi revient cette ambivalence ?

En général, l’ambivalence renvoie à l’expérience des sentiments mêlés, voire
de deux forces de sens contraires qui coexistent. Elle concerne un état
vague et diffus. Un sentiment d’être attiré dans deux directions contraires.
C’est un mélange de sentiments (attraction, répulsion, amour, haine,
joie…) qu’on peut éprouver simultanément envers un objet. Les sentiments
étant relativement informulés et générant une situation d’indécision à
l’égard de cet objet. Une des caractéristiques clés de l’ambivalence porte
justement sur cette difficulté à décider quoi faire. En fait, cet ébrouement
de sentiments mêlés nous met dans un état d’incertitude à propos de notre
expérience. Appremment, les entrepreneurs tunisiens sont dans la tourmente.

Comment est vécue la modernisation des entreprises ? Quel impact a-t-elle
sur les entrepreneurs? Subissent-ils passivement la concurrence ou y a-t-il
des tentatives de réactions groupées ?

On ne peut plus parler, aujourd’hui, des entrepreneurs tunisiens sans
évoquer les difficultés actuelles que connaissent certains d’entre eux.
Notamment ceux qui travaillent dans la production des cosmétiques (les Mziou),
les meubles (les Akrout), la dinanderie (les Kallel et les Cheikh Rouha) ou
encore l’agroalimentaire (Les Affès), le textile (Ben Abdallah), les
industries mécaniques (Mokdad), ou encore l’électroménager (les Kilani).

Des signes d’essoufflement touchent non seulement les PME mais aussi et en
particulier les TPE qui travaillent dans le secteur non structuré. Ces
signes d’épuisement s’expliquent, d’abord, par le maintien de méthodes de
production dépassées. Ensuite par le fait que la concurrence n’est plus
aujourd’hui interne entre les Sfaxiens, comme auparavant, mais se fait avec
le capital international par l’intermédiaire des produits importés. S’ajoute
à cela une mauvaise gestion du processus de succession.

Bien entendu, aujourd’hui, l’entreprise ne peut pas demeurer repliée sur
elle-même. L’image céleste d’un monde artisanal hermétique, qui se
caractérise par la transmission d’un savoir-faire artisanal, la perpétuation
des valeurs séculaires et par l’absence de tensions, n’est pas réellement de
mise. L’environnement de l’entreprise change et l’oblige à se transformer ou
tout au moins, à s’adapter.

Et qu’en est-il de la transmission d’entreprises dans tout cet équilibre ?

Dans nos sociétés, le père est glorifié. Il est considéré comme la pierre
angulaire dans le processus de croissance et de développement des
entreprises familiales. Les héritiers propulsés au devant de la scène,
confrontés à des difficultés réelles, sont cependant tentés par
l’introduction de nouvelles technologies ou de nouvelles méthodes de gestion
pour faire face à l’aiguisement de la concurrence. Mais, leurs associés, ou
au moins certains d’entre eux, ne l’entendent pas de cette oreille. Ils
estiment que ces mesures, une fois mises en évidence, impliqueraient
probablement le licenciement d’un certain nombre d’ouvriers et de cadres
devenus peu efficaces. Selon eux, de telles mesures risqueraient de mettre
la cohésion du groupe en danger, étant donné que la majorité des employés
est de la même famille.

Devant une telle situation, le jeune entrepreneur finit souvent par céder
favorisant le maintien du statu quo à la dynamique puissante de
l’innovation, celle du capitalisme. Il s’avère donc que dans le contexte
tunisien, l’aide familiale dont disposent les entreprises est devenue, dans
une économie moderne, une arme à double tranchant. Ellle favorise la
création de l’entreprise ou sa transmission, mais empêche son extension ou
son développement. La famille stimule oui, mais la famille bloque aussi !

Lors des changements survenus chez les Triki (biscuiterie), les Frikha
(textile), les Abid (menuiserie), les Bouricha (Nadhif), les Loumi (Chakira),
il a été possible d’observer cette ambivalence liée à la tension intrinsèque
à la culture organisationnelle d’inspiration familiale qui exige en
permanence de l’ordre entre rationalité instrumentale et complicité
émotionnelle.

En termes de principes d’organisation, la culture familiale fait cohabiter
des états émotionnels opposés qui conduisent les individus, lorsque
confrontés au changement, à se demander consciemment ou inconsciemment :
sommes-nous une entreprise ou une famille? Suis-je membre d’une famille ou
un outil jetable de rentabilisation des profits?

La culture familiale instaure des principes qui favorisent la bienveillance
paternelle, l’adaptation, la coopération et la confiance. Paradoxalement,
face à des changements organisationnels et de certaines variations, le
comportement des leaders peuvent mettre en péril ces mêmes principes. Les
tensions et les malaises cristallisés dans les dynamiques socioculturelles
émergentes lors du mouvement de transformation, ne font le plus souvent que
vaciller les principes d’organisation qui seront alors perçus, par les
opposants à cette nouvelle orientation assignée à l’entreprise comme des
principes de désorganisation.

Le principe de confiance est ainsi remis en cause, principalement lorsque le
lien avec l’entreprise est dissous. Si ce lien représente un acte
injustifié, sa répercussion est plus considérable dans la génération d’un
sentiment de frustration. Nous avons observé dans l’expérience des
entreprises «Triki» et «Frikha» que la valorisation des professionnels
exogènes, celle du discours du marché et de la différenciation ont produit
de forts sentiments de frustration chez les employés. Ceux-ci se sentent, en
effet, plus éloignés les uns des autres. Ils représentent leurs relations
comme plus froides et les individus comme plus individualistes. Ils
éprouvent aussi une distanciation de leurs leaders. La conjonction de ces
situations pousse les acteurs à vivre les rapports interpersonnels comme des
rapports dénués de tout contenu affectif et deviennent finalement des liens
fondés davantage sur la dimension instrumentale économique. Cela rend le
sens du travail moins édifiant moralement.

De plus, la logique du marché qui s’y superpose insuffle une atmosphère de
guerre, étrangère à la logique familiale, puisque la compétition,
l’efficacité et la rapidité doivent l’emporter désormais dans le court
terme. Il s’agit alors des répercussions de la culture de l’urgence qui tend
à renforcer la dimension marchande et économique des rapports de travail en
suscitant des comportements davantage compétitifs, égoïstes et
individualistes. Par exemple, lorsque la logique du marché prend place dans
les changements, les équipiers de Triki, Frikha, Bouassida et même Affès
commencent à se méfier les uns des autres, l’entraide et la solidarité sont
devenues rares. C’est ce que nous révèle l’un de nos interviewés : «On
observe chez les gens le respect de moins en moins scrupuleux de la parole
donnée et de l’engagement personnel, la perte progressive de la foi dans les
contrats entre les individus, le renforcement des plus forts et
l’affaiblissement des petits».

Partant de votre étude, pensez-vous qu’être patron en Tunisie est un métier,
une vocation ou une occasion? Peut-on parler d’un dénominateur commun aux
entrepreneurs tunisiens?

Etre entrepreneur en Tunisie ou ailleurs, c’est à la fois un métier, une
vocation et aussi une occasion. Un métier qui exige un apprentissage et une
maîtrise des techniques de production, de gestion des ressources humaines et
de comptabilité budgétaire. Une vocation, n’est pas entrepreneur qui veut
mais qui peut. Le sens du commandement et l’esprit d’entreprise ne sont pas
donnés à tout le monde. C’est aussi une occasion à saisir. Pour pouvoir le
faire, il faut avoir le flair des affaires.

Je dirais pour répéter Schumpeter que l’exercice de la fonction
d’entrepreneur ne se réduit pas à une question de statut. Il ne suffit pas
seulement de créer une entreprise pour copier un concept existant.
L’entrepreneur est celui qui favorise l’émergence et le développement de
nouvelles possibilités non encore connues par l’environnement
économique. L’entrepreneur se situe donc au cœur du processus d’innovation.
Si la création d’entreprise ne débouche pas sur une innovation, elle ne
conduit pas à l’exercice de la fonction d’entrepreneur.

L’entrepreneur tunisien doit désormais rompre avec la facilité, la
dépendance, l’imitation et le copiage. L’environnement de l’entreprise
change, l’interpelle sans cesse, et l’oblige à se transformer ou tout au
moins, à s’adapter.

La vision traditionnelle mondiale de l’entrepreneuriat change peu à peu.
Elle prend la forme d’initiatives favorisant la création d’emploi par les
jeunes. Notre pays se doit de faire face à un défi considérable, à savoir le
chômage chez les jeunes diplômés. Que préconiseriez-vous ?

On est en voie de passer de la société des salariés à la société des
entrepreneurs. La montée grandissante du chômage ne semble pas avoir autre
alternative que celle de la valorisation de l’entreprise privée.
L’entrepreneur est essentiellement perçu comme un innovateur conformément
aux principes schumpetériens. L’informatique s’est miniaturisée et offre de
nouvelles opportunités de créations d’entreprises dans le secteur des
technologies de l’information et de la communication comme l’enseigne (en
particulier) l’histoire récente des Etats-Unis. Le micro-ordinateur doit
apporter un souffle nouveau et relancer l’économie du pays vers un cycle
ascendant de croissance économique. Outre des mesures visant à favoriser des
créations d’entreprises technologiquement innovantes, des parcs
scientifiques et des technopoles doivent voir le jour pour encadrer et
nourrir l’imagination entrepreneuriale.

Plus une économie compte d’entreprises nouvelles, plus elle est capable de
se renouveler et par conséquent de se développer. Ce filtrage des nouvelles
vocations s’effectue principalement par la qualification obtenue à
l’université, dans les écoles de commerce et des sciences sociales ou encore
les associations professionnelles. Le système éducatif joue ainsi un rôle
important dans le développement des capacités des entrepreneurs. Pour
trouver les capitaux nécessaires au démarrage de l’entreprise,
l’entrepreneur peut avoir recours aux banques, mais ces dernières ne se
montrent pas toujours très favorables au financement du projet
entrepreneurial. «La principale alternative à la banque demeure la
famille».[3]

Selon Mark Casson,économiste des plus avertis,ouvert sur la sociologie, deux
facteurs principaux font que la famille est un substitut efficace de la
banque. D’abord une famille se développe sur plusieurs générations. La plus
ancienne génération peut ainsi financer la plus jeune. Ensuite, les prêteurs
engageront leurs capitaux avec confiance en raison de la bonne image de la
famille. Si la famille fait défaut, l’autre solution consiste pour M. Casson
«à travailler avec plus d’ardeur encore et à épargner encore plus. Il
renonce à ses loisirs et à sa consommation courante afin d’obtenir des fonds
supplémentaires pour ses investissements». [4]

Les loisirs sont au demeurant peu importants pour l’entrepreneur, non
seulement parce qu’en raison de la nature même de son activité, il est
difficile de définir la frontière entre le travail et le loisir, mais aussi
parce que l’entrepreneur a quelque chose à prouver aux autres individus, que
son jugement est correct.

En tant qu’enseignant, pensez-vous que le système scolaire tunisien soit
suffisamment axé sur le développement de l’esprit d’entreprise? Croyez-vous
que la famille puisse jouer un rôle prépondérant en matière de
sensibilisation à l’entrepreneuriat chez les jeunes?

Au niveau de l’enseignement fondamental ou secondaire général, ou encore
technique et professionnel, les programmes sont inadaptés aux réalités
nationales et aux besoins du marché de l’emploi car orientés vers
l’acquisition des savoirs généraux. Et le problème devient nettement grave
avec l’inefficacité des services de l’orientation scolaire et
professionnelle. Au niveau de l’enseignement supérieur, les formations sont
plutôt orientées vers l’obtention des diplômes et il y a manque de filières
vraiment professionnalisées. Cette situation est bien évidemment de nature à
augmenter le nombre de diplômés sans qualification réelle.

Au niveau de l’éducation non formelle et privée, les programmes
d’enseignement sont caducs avec une insuffisance de méthodes
d’alphabétisation intensive. L’absence d’un système de contrôle périodique
des formations dispensées par ces établissements ne fait qu’aider au
gonflement du nombre de diplômés sans qualification.

Apparemment, il y a manque de coordination entre le ministère de l’Education
nationale, le ministère de l’Enseignement supérieur, le ministère de
l’Emploi, l’UTICA et l’UGTT. Rien ne prouve qu’on dispose d’une politique
réelle en matière d’éducation, d’emploi et de formation professionnelle.

Il faudrait peut-être inciter les entreprises nationales à se conformer au
code du travail et à faire embaucher les spécialistes de gestion, de
sociologie et de droit non seulement pour être plus compétitives, mais aussi
pour se donner une certaine légitimité. Ces entreprises sont appelées à se
comporter en responsables. Malgré le scepticisme teinté d’ironie de beaucoup
de philosophes, les soupçons des sociologues et l’agacement des économistes,
l’éthique d’entreprise continue de susciter l’intérêt aussi bien des
professionnels de l’entreprise que celui des hommes d’action et des
citoyens.

Partout dans le monde on ne tolère plus que les entreprises fassent subir à
l’environnement les effets néfastes de leurs activités économiques sans
contrepartie. Elles sont tenues d’être solidaires de leur milieu. Elles
doivent militer non seulement pour un cadre de vie meilleur et ce en luttant
contre toutes les formes de pollution mais aussi pour une paix sociale
durable et ce en contribuant à réduire le taux de chômage.

Enfin, pour répondre à votre question sur le rôle de la famille dans le
domaine de l’entrepreneuriat. J’estime que dans les milieux aisés, la
famille aide les jeunes à s’installer pour leur propre compte, surtout en ce
moment de crise et de montée du chômage. Mais, par son immixtion dans la
gestion de l’entreprise, elle freine toute éventualité de prospérité et de
développement pour celle-ci. Et ce, en empêchant les jeunes dirigeants
d’opter pour un modèle de gestion pouvant menacer le pouvoir du patriarcat.

La sociabililité familiale en vigueur, est apparemment incompatible avec la
culture moderne de la citoyenneté, puisqu’elle ne prêche que la soumission,
la cohésion, le culte de l’ancêtre et répugne toute velléité d’indépendance
et de liberté.

Que manque-t-il à notre pays pour que la création d’entreprise ne soit une
gageure aussi difficile ?

Créer un environnement d’appel reste la première tâche des autorités
publiques. Celles-ci ont finalement compris que l’entrepreneur était censé
mieux sentir les tendances du marché et de mieux s’adapter aux contingences
des affaires. Aujourd’hui, l’Etat tunisien semblerait viser davantage à
devenir un Etat «stimulateur». Il est passé sans transition d’un code
d’investissements contraignant à des offres de dérégulations territoriales
pour capter les initiatives étrangères, sans mesurer toujours que les
résultats obtenus par quelques nations du sud-est asiatiques n’étaient pas,
a priori, reproductibles dans un contexte de marché solvable limité et de
capitaux disponibles rares.

Tous les problèmes d’ordre économique et social doivent se résoudre dans le
cadre d’une stratégie rationnelle et cohérente respectant l’échelle des
priorités nationales. La notion de compétitivité, qui est aujourd’hui le
leitmotiv du discours officiel, est une notion qui incorpore, au-delà du
savoir-faire de l’entreprise, tout un environnement social et administratif.
Si bien qu’une administration qui n’accompagne pas ses entreprises, en vue
de les aider, à se pourvoir de tous les éléments de compétitivité, devient
rapidement une administration qui nuit directement à la compétitivité de
l’économie nationale.

En économie libérale, ce n’est pas le laisser faire qui est la bonne
réponse, mais au contraire, c’est la prospective; la politique industrielle
est un développement ciblé, réfléchi et soutenu par tout un plan d’action
régulé par l’Etat. Il est du devoir de l’administration de créer des
structures d’accompagnement permettant d’orienter les investisseurs
nationaux vers les créneaux porteurs. Elle le fait, c’est bien, mais elle
est tenue de redoubler d’effort compte tenu de l’aiguisement de la
concurrence à l’échelle non seulement nationale, mais aussi internationale.

Les autorités ont donc à faciliter la meilleure intégration possible des
réalités sociales dans la dynamique entrepreneuriale et, non pas, à laisser
ces contraintes se surimposer au point de rendre la tâche difficile à la
profession entrepreneuriale nationale. L’innovation sociale doit s’accomplir
dans une meilleure transparence du marché pour éliminer les rentes concédées
par le pouvoir et activer au mieux le jeu entrepreneurial dans un
environnement concurrentiel. Reste alors aux entrepreneurs d’analyser au
mieux les potentialités offertes par le développement économique. Mais, il
faudrait aussi rappeler que la réalisation de ces objectifs doit passer
nécessairement par le crible d’une valorisation spirituelle du travail comme
un engagement fort de la société sur la voie d’une individualisation de la
quête du salut.

Cette nouvelle culture du travail tarde pourtant à occuper une place sur le
terrain civil. En effet, les expériences historiques des sociétés, comme
c’est le cas de la Tunisie, ont montré que cette culture ne pourrait
probablement prendre sens que par le jeu démocratique. Dans l’équation :
Développement-démocratie, nous n’avons plus besoin d’affirmer que la
démocratie occupe une position causale ou presque.

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