Corriger la myopie du progressisme économique : contre l’économie de marché ou contre le productivisme ?

Par : Tallel

La myopie est l’un des grands dangers qui menace les
mouvements politiques et économiques visant à remettre l’économie au service de
l’homme. La myopie au sens d’une certaine inclinaison à orienter son énergie,
son esprit de révolte et sa volonté de changement contre des «ennemis» mal
choisis et mal cernés. Avec, au final, un impact et une efficacité très limités.
Et beaucoup de gâchis !

J’essaierai ici de décrire quelques-uns de ces problèmes de vision, qui
se retrouvent régulièrement chez ceux qui œuvrent à l’émergence et au
développement d’une «autre économie». Ce premier article porte sur la
confusion entre économie de marché et productivisme.

L’économie de marché : une évidence mal assumée

L’économie de marché est entendue ici comme un système économique qui
reconnaît l’initiative individuelle, la liberté d’entreprendre, la propriété
privée, la concurrence et les échanges marchands. Sans pour autant que la
marchandise règne en maître : économie de marché n’implique nullement Etat
faible ou citoyen soumis.

Ces cinquante dernières années, l’économie de marché s’est
progressivement installée dans une majorité de pays du monde, sous des
formes très variées. En France, tous les partis politiques s’inscrivent dans
l’économie de marché : la droite depuis longtemps, la gauche depuis 1983 et
le «tournant de la rigueur», même si sa reconnaissance officielle est très
récente (révision de la déclaration de principes en mai 2008).

Même la gauche radicale, au-delà des slogans et des grands mots (comme
“anticapitalisme”), ne cherche généralement qu’à réguler fortement une
économie de marché qu’elle reconnaît donc aussi implicitement. Il suffit de
lire avec attention les programmes présidentiels du PCF ou de la LCR pour
s’en convaincre… Au-delà de la rhétorique, les sympathisants de «la gauche
de gauche» sont en effet quasiment tous pour un renforcement de la part du
travail dans le PIB (au détriment du capital), un contrôle démocratique
renforcé, une intervention publique importante (dans les services publics,
la protection sociale, la protection de l’environnement)… donc pour une
autre économie de marché – pas pour son éradication, encore moins pour un
retour au collectivisme(1).

Sortir de la posture

La société capitaliste, socialiste, communiste idéale ou «pure» n’existe
pas, n’a jamais existé et n’existera jamais(2).

Sortons donc des incantations et des postures, mettons «les mains dans le
cambouis» : quels objectifs politiques ? Qu’est-ce qui relève du marché ? De
la puissance publique et des «biens communs» ? D’un mix des deux
(partenariat public-privé) ? D’aucun des deux (non marchand, bénévolat…) ?
Comment permettre la bonne complémentarité et la bonne synergie, au service
de l’intérêt général, entre puissance publique, marché et individus ? Entre
lois et contrats ? Comment créer les conditions d’un Etat stratège et
régulateur ? D’un marché responsable et équitable ? D’un individu citoyen
politique et économique ? Comment intégrer concrètement les contraintes
imposées par la finitude de la planète ?

Autant de questions-clés auxquelles il faut apporter des réponses
précises, claires et cohérentes, loin des débats idéologiques
stratosphériques, notamment celui de savoir s’il faut être «pour ou contre
l’économie de marché» ?

Cette question obsède et cristallise pourtant le débat public français et
celui de la gauche en particulier, départageant deux postures classiques du
théâtre politique national. D’un côté, ceux qui voient la moindre critique
du capitalisme comme un aveu de léninisme, une marque d’adhésion à un modèle
collectiviste ou un «refus d’adaptation au monde réel». De l’autre, ceux qui
voient l’entreprise et le marché comme le Satan absolu ou un monde
monolithique dont il faut a priori se défier, voire à combattre ardemment,
sans jamais d’ailleurs expliciter ce qui pourrait le remplacer…

Or, ni l’entreprise ni le marché ne sont des réalités monolithiques ou
figées. L’entreprise est un espace social de construction du réel, avec ses
tensions, mais aussi son potentiel de transformation du monde. Elle n’est ni
un mal ni un bien, elle est ce qu’on en fait, potentiellement un levier
d’émancipation individuelle comme un lieu d’exploitation et de régression
sociale.

On peut ainsi être sur le marché de différentes manières : avec comme
seule motivation la recherche du profit maximum à tout prix, souvent au
détriment des hommes et de la planète ; avec comme motivation l’envie de
proposer de bons produits qui répondent à de vrais besoins, dans une optique
de développement durable ; ou encore avec comme motivation la maximisation
de l’impact social ou écologique (exemple des «social business» de M. Yunus).

La question qui devrait être au cœur du progressisme économique est
plutôt la suivante : quelle économie de marché voulons-nous ?

Une économie de marché court-termiste, dominée par les enjeux financiers,
la rémunération des actionnaires, la réduction des salariés à de simples
variables d’ajustement dépendant des cours de bourse – bref, une économie
«hors-sol», voire «hors-homme» qui est pourtant très actuelle et fait dire
au peu gauchisant Patrick Artus que «le capitalisme est en train de
s’autodétruire» ? (3). Ou alors voulons-nous une économie de marché au
service des hommes, des territoires et de l’environnement ?

Rompre avec le productivisme

Pour mettre en place cette dernière, il est indispensable de rompre avec
l’idéologie du productivisme, le dogme du «toujours plus», toujours plus
vite, qui cherche à exacerber en permanence nos désirs et qui prétend nous
épanouir et nous «libérer» (par le mobile, l’ordinateur portable, la
voiture…) pour en fait mieux nous assujettir et nous aliéner (par le
crédit, la frustration, la dépendance…).

D’abord, parce que philosophiquement, le bonheur, l’émancipation et la
liberté des hommes ne peuvent résulter d’une accumulation illimitée des
biens et services. Ensuite, parce que jamais le monde n’a été aussi riche :
une meilleure répartition des richesses permettrait la satisfaction des
besoins fondamentaux de tous. Enfin, parce que la remise en cause du
productivisme est plus que jamais nécessaire eu égard aux périls écologiques
majeurs en cours, qui menacent très sérieusement les générations futures et
la planète.

Des changements majeurs sont nécessaires : nous savons que si le monde
entier vivait et consommait comme un Français moyen, il faudrait trois
«Terre» pour satisfaire ses besoins (six dans le cas d’un Américain
moyen…). Qui plus est, il reste également peu de temps pour opérer ce
revirement. Dans dix, vingt ou cinquante ans, on ne pourra pas dire «on ne
savait pas». On sait, dès maintenant, que la perspective d’un «plantage»
irréversible de l’homme par l’homme n’est pas un conte à dormir debout…

Le défi n’est pas que technique : la technologie est utile, mais ne
suffira pas à relever le défi écologique ; notons d’ailleurs que déjà, on ne
parle plus d’empêcher le réchauffement climatique (que n’a-t-on fait avant
!) mais seulement de le limiter à 2°C d’ici à 2100… Le défi est bien plus
profond : philosophique, moral et même spirituel. Il s’agit d’une véritable
confrontation entre deux approches de la vie : le «bien-être» versus le
«beaucoup avoir».

Une autre économie de marché est possible

Il existe un chemin pour une pensée non productiviste dans une économie
de marché. Il y a une autre voie à défricher, une autre voix à exprimer,
hors des sentiers battus et asséchés de l’économie collectiviste, du
libéralisme ou de la social-démocratie.

A première vue, ce chemin peut paraître étroit et ses marcheurs rares,
tant on a peu l’habitude d’associer économie de marché et
anti-productivisme. Et, pourtant, ce chemin de crête, ils sont déjà nombreux
à le suivre.

Je pense notamment, en France, aux centaines de milliers d’hommes et de
femmes qui font vivre ce qu’on appelle «l’économie sociale et solidaire».

En particulier, les dizaines de milliers de chefs d’entreprises
d’économie sociale et solidaire – appelons-les simplement entrepreneurs
sociaux4 – occupent à mon sens une place symbolique forte car ils
constituent en quelque sorte des éclaireurs d’une autre économie de marché,
plus responsable, plus équitable et plus humaniste.

Par leurs pratiques, leur capacité à combiner liberté individuelle et
ambition sociale, esprit d’entreprise et volonté de changer le monde, projet
économique et utilité sociale, dynamisme entrepreneurial et préservation de
l’environnement, réussite individuelle et intérêt collectif, convictions
fortes et ouverture à l’Autre, capacité de révolte et ancrage dans le réel,
par leur faculté à montrer qu’au fond le souhaitable est vraiment possible,
les entrepreneurs sociaux contribuent activement à dessiner les contours
concrets d’un nouveau projet de société humaniste, où l’économie est
pleinement et réellement au service des hommes et de la planète… Un projet
de société qui devrait être au cœur d’un «rêve européen» (5).

Notes :

1) On peut noter au demeurant que le terme qui a émergé avec succès en
2005 pour fédérer les partisans du «Non de gauche», lors de la campagne
référendaire sur le Traité constitutionnel européen, est «antilibéralisme»
et non «anticapitalisme», ce qui est révélateur de l’orientation retenue. Le
libéralisme économique étant perçu grosso modo comme une déclinaison extrême
du capitalisme où les lois du marché s’appliquent (quasiment) partout et où
l’État se limite à ses fonctions régaliennes d’ordre, de défense et de
justice. Antilibéral ne signifie donc pas anticapitaliste, loin de là…
Rappelons aussi que le libéralisme n’est pas réductible au seul libéralisme
économique : les libéralismes politique (droits et libertés des individus)
et sociétal (libéralisation des mœurs) sont deux combats historiquement
portés par la gauche… qui l’a oublié pour mieux se complaire dans la
condamnation sans nuance du libéralisme. En toute rigueur, le terme le plus
adapté pour incarner le «Non de gauche» aurait été plutôt «antinéolibéral»
(mais trop hermétique pour se diffuser à grande échelle).

2) Voir notamment Jean-Paul Fitoussi, La Politique de l’impuissance,
Entretien avec Jean-Claude Guillebaud, Arléa, 2005.

3) Patrick Artus, Marie-Paule Virard, Le Capitalisme est en train de
s’autodétruire, La Découverte, 2005.

4) Pour plus d’infos sur cette réalité de l’entrepreneuriat social
(exemples, chiffres, témoignages, ressources…), voir par exemple la
publication Avise Devenez entrepreneur social (janvier 2007), téléchargeable
gratuitement sur www.avise.org. Voir aussi Virginie Seghers et Sylvain
Allemand, L’Audace des entrepreneurs sociaux, éditions Autrement, 2007.

5) Jeremy Rifkin, Le Rêve européen, Fayard, 2005.