Cartes à puce et petite monnaie

Par : Tallel
 

Par Arnaud Lacordaire

 

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la fin 2004, 1,77 milliard de cartes bancaires émises par les réseaux
généralistes circulaient dans le monde, dont 60% portaient le label Visa et
33 % celui de Mastercard, loin devant American Express (3%) et Diners Club
(1%)… Et Nilson Report, la lettre d’information américaine qui fait autorité
en matière de paiement électronique, en dénombrait 29,2 millions dans les
neuf pays africains où leur usage est le plus répandu : Afrique du Sud,
Maroc, Maurice, Botswana, Kenya, Tunisie, Zimbabwe, Seychelles et Ghana.
Soit 1,6% du total mondial et un taux de pénétration de 3,6% au regard des
800 millions d’habitants que compte le continent. «Au Kenya, un marché
pourtant considéré comme semi-mature, moins de 1% des Kényans possèdent une
carte. Dans le reste de l’Afrique, ces moyens de paiement n’existent
quasiment pas», admet Nivan Bijou, responsable du développement de
Mastercard pour le continent. Sans oublier que les Africains, comme 4
milliards d’individus sur terre, utilisent essentiellement l’argent liquide
et sont en retard de deux générations : «En Europe, les grands-parents
utilisaient le cash, les parents le chèque et les enfants ont une carte
bancaire». «Ce décalage s’explique par le manque d’infrastructures, mais
aussi par l’absence d’éducation financière», ajoute Rob Clark, le
vice-président de Visa International en charge de l’Afrique subsaharienne.

Leaders mondiaux, les deux groupes sont aussi en concurrence frontale sur le
continent. Faute de statistiques dignes de ce nom, il est bien difficile
d’arbitrer le match qu’ils s’y livrent. D’autant plus qu’ils ont beau jeu de
se retrancher derrière des obligations légales de non-divulgation du nombre
de leurs titulaires. En outre, la prépondérance du marché sud-africain, qui
compte 81% des 29,2 millions de cartes recensées par Nilson, fausse
l’analyse dans le détail des stratégies engagées dans d’autres pays.

La domination de l’Afrique du Sud n’est pas seulement due à sa richesse.
«Elle a été l’un des premiers pays au monde à se doter de cartes bancaires
dans les années 1960», rappelle Rob Clark, de Visa. La première carte de
crédit a été mise en circulation en 1958 par Bank of America. Et si un
Sud-Africain sur deux s’est aujourd’hui converti à ce mode de paiement, le
contraste est énorme entre ceux dont le niveau de vie est de type occidental
et l’extrême pauvreté qui règne chez les autres. L’initiative Mzansi, lancée
en octobre 2004 par le gouvernement et les banques, a pour but de bancariser
ces 17,6 millions de personnes qui ne disposent pas de compte en banque.

Une première constatation s’impose : le marché africain a tardivement
décollé, avec l’introduction, dans les années 1990, des cartes de débit, la
Visa Electron et la Maestro de Mastercard. Avec un tel moyen de paiement, le
compte de l’utilisateur est débité au moment de l’achat ou du retrait (Pay
Now) et non pas en fin de mois comme pour les cartes de crédit (Charged Card),
qui proposent également une facilité de report du délai de paiement (Credit
Card). Sur le total africain, 22,5 millions, soit 77%, sont des cartes de
débit. Elles servent essentiellement au retrait d’argent liquide dans les
distributeurs automatiques de billets (DAB), qui représentent 92% des
transactions. Les achats chez les commerçants (8%) sont encore rares.

En Afrique du Sud, Visa fait jeu égal avec Mastercard en nombre de
titulaires : environ 9 millions chacun. Le montant des transactions
réalisées avec les cartes Maestro est cependant de 51% supérieur, signe que
Mastercard vise une frange plus aisée de la clientèle. L’Afrique du Sud
compte 18,7 millions de cartes de débit. Dans les autres marchés matures, le
Maroc en recense 1,3 million, le Kenya 0,65 million, le Botswana 0,37
million. Maurice atteint 0,6 million de cartes pour une population de 1,4
million d’habitants.

Quant aux cartes de crédit, ce mode de paiement est quasi inexistant en
Afrique, à l’exception de trois pays. Sur un total de 6,7 millions de cartes
dénombrées, 5 millions sont utilisées en Afrique du Sud, 1,1 million en
Égypte et 800 000 au Maroc. À l’inverse des cartes de débit, elles servent à
67% à régler des achats chez les commerçants et à 33% aux retraits d’argent.

Chacun des acteurs s’efforce de développer son emprise sur le marché
africain. La double stratégie de Mastercard repose sur le choix de pays clés
et sur l’accompagnement des banques dont il est partenaire. Le groupe a, par
exemple, suivi la Stanbic sud-africaine en Ouganda, en Zambie et au Malawi.
Ailleurs sur le continent, il mise sur certains marchés, à partir desquels
il prévoit d’essaimer dans les pays voisins. Ainsi, en Afrique de l’Ouest,
Mastercard a sélectionné le Sénégal, où ses cartes sont distribuées par la
CBAO et la Société générale. Depuis novembre 2004, il est aussi présent au
Nigeria, en partenariat avec deux banques. De même, Mastercard s’est
implanté en RD Congo avant de se développer en Afrique centrale, de la même
façon qu’il s’est d’abord installé au Kenya et en Tanzanie, en vue de se
déployer en Afrique de l’Est.

De son côté, Visa, qui regroupe 21.000 banques, table actuellement sur «le
potentiel de la Tanzanie, de l’Angola, de l’Éthiopie et du Ghana, en plus
des pays clés déjà bancarisés, comme l’Afrique du Sud, le Kenya, Maurice, le
Botswana ou encore le Mozambique», précise Rob Clark.

Double positionnement également pour American Express (Amex). Même si elle
ne représente que 3% des cartes en circulation dans le monde, la société se
doit d’étendre sa présence pour garantir le traitement de ses cartes dans
des zones stratégiques, compte tenu de ses activités historiques dans le
secteur du tourisme d’affaires. Amex est donc implantée dans dix-huit pays
africains, notamment en Afrique australe (Afrique du Sud, Lesotho, Swaziland
et Namibie), en liaison avec la banque sud-africaine Nedcor, qui émet des
cartes de crédit pour son compte. Il s’agit uniquement de cartes de crédit.

En raison de son positionnement haut de gamme, Amex ne commercialise pas de
cartes de débit. Dans les destinations phares, Amex a également noué des
partenariats pour élargir son réseau de commerçants. Elle est, par exemple,
liée à Barclaycard Africa dans quatorze pays (Kenya, Tanzanie, Zambie,
Malawi, Ouganda, Éthiopie, Érythrée, Botswana, Gambie, Ghana, Seychelles,
etc.). La Mauritius Commercial Bank la représente à Maurice, ainsi qu’au
Sénégal, à Madagascar et au Mozambique par son réseau d’agents. «Avec
l’objectif de conclure de nouveaux partenariats en Afrique de l’Ouest et
centrale, notamment au Cameroun, en Côte d’Ivoire et au Gabon, dans les
douze mois», souligne Pascal Guignard, responsable Afrique. Dans les autres
pays, les commerçants ont toujours la possibilité d’établir un contact
direct avec le centre Amex de Brighton, au Royaume-Uni.

Dans le détail, il faut distinguer deux marchés, celui de l’émission (issuing)
de cartes sur le marché domestique et le marché de l’acquisition (acquiring),
c’est-à-dire le traitement des cartes étrangères utilisées chez les
commerçants.

Barclays, leader sur le marché de l’acquisition, accompagne Mastercard et
Visa dans trente-huit pays d’Afrique. Le rachat par Barclays d’Absa, le
numéro un sud-africain de la banque de détail, devrait donc accroître la
diffusion des cartes de paiement.

Au final, l’ambition des banques africaines est de bancariser tous les pays
d’Afrique sur les deux segments, émission et acquisition, à l’image du
marché mixte de l’Afrique du Sud. Un objectif ambitieux, alors que la
plupart des distributeurs automatiques de billets (DAB) en Afrique
n’acceptent que les cartes de paiement de la banque qui possède le
distributeur, et refusent les cartes au standard EMV (Europay Mastercard
Visa).

Dans des pays plus équipés en DAB, comme le Maroc, se posera, à terme, le
problème de modifier les équipements pour qu’ils traitent les cartes à puce.

Quant aux terminaux de paiement électroniques (TPE), ils sont encore peu
présents chez les commerçants africains. Mais, «en l’absence de lignes
téléphoniques fixes, les technologies de communication mobile, comme le GPRS,
devraient permettre leur généralisation rapide, en toute sécurité et sans
délai d’autorisation», observe Rob Clark, de Visa.

Si de nouveaux produits voient le jour, «l’Afrique est restée à la
génération des cartes de base, précise Nivan Bijou, c’est-à-dire des cartes
magnétiques, qui sont moins sécurisées que les cartes à puce». Certes,
Mastercard a développé au Sénégal MoneySend, un système de transfert de
fonds par carte de crédit. Et, en octobre, Mastercard et Visa devraient
lancer, au Kenya, le paiement via le téléphone mobile. Une technologie que
MTN, l’opérateur sud-africain, a déjà expérimentée de son côté. Mais ces
nouvelles applications restent marginales. En revanche, la carte prépayée
semble plus prometteuse. «Elle ne remplacera pas les cartes traditionnelles,
mais constitue un moyen de paiement complémentaire, qui s’adresse à la
population non bancarisée», explique Aziz Daddane, président de S2M, une
société marocaine qui personnalise les cartes.

Une très grande part des Africains ne disposant ni de compte bancaire ni de
cartes d’identité, le porte-monnaie électronique semble promis à un bel
avenir. Il suffit de voir le succès du téléphone mobile pour s’en
convaincre. Jetable ou rechargeable, plafonnée et donc sans risque bancaire,
vendue en kiosque ou dans des agences, la carte prépayée représente plus de
85% de l’activité de la téléphonie mobile en Afrique.

Sur le même principe, Mastercard a lancé, en Afrique du Sud, un
porte-monnaie électronique utilisant une carte prépayée, dotée d’un crédit
de 100 dollars par exemple. Elle devrait bientôt faire son apparition au
Nigeria. Au Cameroun, Afriland First Bank a défrayé la chronique en 2004
avec la I-card, le premier porte-monnaie électronique d’Afrique centrale.
Après s’être inquiétée de la possibilité qu’elle serve à des opérations de
blanchiment d’argent, puisque la carte est achetée cash, sans qu’il y ait
ouverture d’un compte en banque, la BEAC l’a, finalement, tardivement
agréée.

Autre application, S2M projette d’émettre une carte prépayée en devises,
créditée du montant autorisé par l’Office des changes marocain. Son usage
pourrait se généraliser aux pays africains, pour la plupart soumis à des
restrictions de change.

Nombre d’observateurs estiment que la carte prépayée favoriserait la
diffusion des moyens de paiement électronique et participerait à réduire la
part de l’informel dans l’économie africaine. Si son introduction
permettrait, bien sûr, de limiter la fraude fiscale, elle aurait aussi et
surtout pour effet d’enclencher le cercle vertueux de la bancarisation.
«L’argent qui dort caché sous le matelas, s’il était déposé sur un compte
bancaire, autoriserait la banque à accorder de nouveaux crédits et à
développer l’activité avec un fort impact macroéconomique, selon le principe
du multiplicateur», considère Rob Clark, de Visa.

Il est vrai que l’institut de prévisions économiques Global Insight établit
un lien direct entre la croissance des paiements électroniques et celle de
la consommation.

En ce qui concerne l’Afrique du Sud, son étude évalue, en 2003, l’impact de
la hausse de 10% de la part des paiements électroniques à une augmentation
de 0,6% du PNB.

Autre bienfait des cartes de paiement, leur diffusion permet de réduire « le
coût du cash, à savoir celui de l’impression des billets et surtout celui de
la sécurité», ajoute Rob Clark. Manière de dire que le rattrapage de son
retard dans la monétique est un enjeu essentiel pour le continent et pas
seulement un marché lucratif.

(Source :
http://www.jeuneafrique.com/jeune
)