Tunisie – Projet de loi sur la réconciliation économique : Qui est responsable de la polémique?

Le débat engagé, ces jours-ci, autour du projet de loi sur la réconciliation économique et financière a démontré de manière éloquente que les Tunisiens sont bien divisés sur cette initiative, que ce soit sur les plateaux de radio et télévision ou lors de conférences organisées à cette fin.

L’initiateur de ce projet, en l’occurrence, le président de la République, Béji Caïd Essebsi, qui est, selon la Constitution, le garant de l’unité des Tunisiens, est appelé, par toutes les composantes de la société y compris ses alliés nahdhaouis, à se ressaisir et à réviser le texte. En attendant, le débat sur cette question est, pour le moment, affligeant, déplorable et déprimant. C’est un véritable combat de coqs. Les partisans et opposants à ce projet passent des heures et des heures à se regarder en chiens de faïence et à se chamailler sans aboutir à aucun compromis.

Zoom sur un débat qui ne révèle pas les véritables responsabilités.

justice-transitionnelle-680.jpgQue dit ce projet de loi?

Pour mémoire, le projet de loi proposé, unilatéralement et sans aucune concertation avec aucune institution, par BCE, deux mois après son accès à la magistrature suprême, concerne trois catégories de personnes: les fonctionnaires publics qui n’ont pas tiré profit de la corruption ou réalisé un gain direct, les personnes impliquées dans des infractions économiques et qui ont réalisé un gain, et finalement, ceux qui ont des avoirs cachés à l’étranger et qui sont impliqués dans des infractions de change.

Le même projet propose d’arrêter les poursuites, les procès et l’exécution des sanctions à l’encontre des fonctionnaires publics, qui n’ont pas réalisé de gain, pour des actes liés à la corruption et l’abus de fonds publics, à l’exception des affaires liées aux pots-de-vin et au détournement des fonds publics.

Une fois cette loi votée, l’Instance Vérité et Dignité (IVD) n’aura plus à se charger du volet économique de la Justice transitionnelle, et notamment les dossiers concernant les abus de biens publics. Ce volet sera géré par une Commission qui sera créée une fois la loi votée et appliquée.

Autre élément d’information et pas des moindres: aucune estimation exacte n’a été fournie quant au montant que l’Etat va gagner par le canal de ce projet de loi. Aucune liste d’hommes d’affaires et fonctionnaires bénéficiaires n’a été publiée.

Un projet de loi proposé au nom de la légalité

Les défenseurs de ce projet de loi sont des courtisans, voire des porteurs d’encensoirs de l’initiateur de ce projet de loi, en l’occurrence le président Bajbouj. Il s’agit pour la plupart des députés et dirigeants de Nidaa Tounès, de conseillers et de proches collaborateurs du locataire de Carthage, et aussi d’opportunistes.

Leur argumentaire est simple: ils estiment que ce projet constitue une des alternatives pour renflouer les caisses de l’Etat en cette période de récession économique.

Ils insistent beaucoup sur la légalité du projet. Selon eux, la Constitution habilite le chef de l’Etat à initier des projets de loi et à les soumettre au Parlement, la seule institution qualifiée pour discuter du projet loi et pour l’adopter ou non.

Les partisans de l’initiative présidentielle sont persuadés que ce projet va passer au Parlement au regard de la majorité confortable dont Nidaa Tounès y dispose à la faveur de son alliance avec le deuxième parti du pays, Ennahdha, qui soutient le projet.

Conséquence: au nom de la légalité, ce projet peut passer facilement.

Ces partisans du projet omettent que c’est au nom de la légalité qu’Ennahdha au pouvoir a déstructuré le pays. Sans commentaire…

Un projet qui blanchit la corruption

Les opposants à ce projet sont pour la plupart des responsables des partis non représentés au gouvernement et des représentants de la société civile comme le mouvement «Man samihchi» (je ne pardonne pas). Les plus virulents et les plus entendus sont les dirigeants du Front populaire.

Mongi Rahoui, député du Front, a déclaré que ce projet de loi est «un recyclage de la corruption» et appelé les Tunisiens à s’y opposer et à organiser des manifestations dans toutes les régions du pays pour qu’il ne soit pas soumis à l’ARP. Le parti Union pour la République (UPR) estime qu’«une fois encore, le pouvoir en place fait preuve d’accointances plus que douteuses avec les magnats de l’argent et de l’influence. Après les mesures généreuses, contreproductives et prises avec une inhabituelle célérité au profit des magnats de l’hôtellerie, le pouvoir actuel œuvre à extraire de puissants ripoux des mains de la justice».

D’ailleurs, selon certaines sources concordantes de l’opposition, le texte du projet de loi pour la réconciliation économique et financière est une copie de la loi 41 du 25 juin 2007 portant amnistie des infractions de change et fiscale au temps de Ben Ali. Pour notre part, nous avons vérifié l’information et elle est juste.

Face à autant de compromissions et sous la pression des contestataires du projet, le pouvoir a été amené à autoriser, à Tunis et dans les régions, des manifestations de protestation contre le projet, et ce malgré l’Etat d’urgence décrété dans le pays.

Les opportunistes s’en mêlent

Des experts financiers et des boîtes de sondage se sont mêlés, maladroitement, au débat sur le dossier. Les montants des sommes que l’Etat peut gagner par le biais de ce projet de loi et les taux d’adhésion de la population à ce projet étaient arbitraires, hypothétiques et hasardeux. Ils ont varié selon les intérêts de telle ou de telle partie. Parfois les écarts entre les estimations sont énormes. C’est le cas des estimations des sociétés de sondage, notamment Sigma.

Moralité, le pays est divisé en deux: une partie d’arrivistes et d’opportunistes qui cherchent par le canal de cette loi à réaliser des intérêts multiformes en contrepartie de leur adhésion et soutien au projet, et une partie de militants fidèles à l’esprit du soulèvement du 14 janvier 20011 qui sont déterminés à barrer la route à ce projet de loi par tous les moyens et à dissuader tout retour à l’ancien système de corruption.

En dépit des divergences, les partisans du projet commencent à faire marche arrière et à accepter des compromis, voire des amendements. Le Front populaire a déjà sa contreproposition et attend qu’il soit invité à l’élaboration d’un nouveau projet. Espérons que l’interview qu’accordera BCE, le 22 de ce mois, sur la chaîne Nessma apportera du nouveau pour décrisper la situation.

A l’origine du mal, des bourdes présidentielles

Par delà les positions des uns et des autres et par delà la perspective d’aboutir un jour à un consensus, la question qui se pose dès lors est: quelle est la partie ou les parties qui étaient à l’origine de ce projet problématique aux relents scissionnistes?

En ce qui nous concerne, la réponse est immédiate: ce sont les deux derniers présidents, en l’occurrence Marzouki et Bajbouj.

Le premier a commis une erreur historique en mettant à la tête de l’Instance Vérité et Dignité une personne répulsive et à problèmes, en l’occurrence Sihem Ben Sedrine, objet, aujourd’hui, de moult poursuites judiciaires, alors que le chef historique et naturel de cette Instance était indéniablement Khemaies Chammari. Une figure de proue du militantisme tunisien et des droits de l’Homme qui, malgré sa parfaite connaissance des processus des transitions démocratiques au Maroc et en Afrique du Sud, et l’expertise internationale acquise à cette fin, a dû jeter l’éponge et se faire oublier de la scène politique. C’est une grande injustice commise à l’endroit de ce grand militant.

Quant à Bajbouj, il a commis une lourde bourde en trahissant les espoirs de ses électeurs en ce sens où la première initiative qu’il a prise depuis son investiture était de blanchir des escrocs et des apatrides sans foi ni loi. Si ces escrocs sont bien intentionnés et voulaient vraiment investir en Tunisie, ils peuvent régler, à l’amiable, leur contentieux avec le fisc, la douane et la Banque centrale de Tunisie.

Cela pour dire que le mal réside dans la mauvaise qualité de ces deux présidents et dans leur piètre rendement. Des présidents qui se servent et qui ne servent pas. Des présidents qui posent plus de problèmes qu’ils n’en résolvent. Des présidents qui divisent plus qu’ils ne rassemblent. Le mal est hélas là, d’où l’enjeu de réformer encore cette Institution.