REPORTAGE Tunisie : L’artisanat au Kef, un secteur sans âme !

village-artisanal-110612.jpgIl semble que les heures ne passent pas au village artisanal du Kef. Situé dans un coin éloigné du centre-ville, il n’est pas très accessible aux visiteurs et aux passagers. A l’entrée, on remarque une exposition de quelques habits traditionnels de la région du Sahel. On se demande de la justesse de ce choix et s’il ne fallait pas plutôt mettre en valeur le patrimoine culturel de la région. Quelques visiteurs font le tour du village, ont l’air perdu…

Dans les différentes ruelles du village, sont exposés des tapis artisanaux, des couffins, des bijoux, des habits traditionnels, des broderies, des coussins, etc. Quelques ateliers sont fermés. Leurs propriétaires ont eu des difficultés financières et ont dû arrêter leurs activités.

Une passion…

Mme Fadhlaoui, la cinquantaine, a eu la vie dure. Depuis la mort de son mari, elle a pris en charge ses quatre enfants. Elle s’est lancée dans la tapisserie traditionnelle, un métier artisanal très répandu au Kef, et qui constitue une source de revenu pour plusieurs femmes kéfoises, surtout dans les zones rurales.

Nous l’avons retrouvée dans son atelier, en pleine préparation de ses commandes. Dans les différents coins, elle expose des couettes en laine et des coussins tissés à la main. Elle a appris ce métier depuis son enfance de sa grand-mère. Elle avait alors 12 ans. «La tapisserie n’est pas un art anodin. C’est un métier qui s’apprend avec passion et amour. J’ai commencé à zéro avec deux kilos de laines. Petit à petit, j’ai réussi à avoir plus de revenu et à augmenter mon capital et produire plus de tapis», indique-t-elle.

Nouvel élan…

artisanat-kef-110612.jpgMais cette artisane chevronnée ne s’est pas arrêtée là. Après l’ouverture du village artisanal en 2007, elle y a pris place et fait actuellement travailler avec elle quatre stagiaires de la formation professionnelle. Elle participe depuis des années dans différentes expositions à Tunis, à Zaghouan, à Sfax et autres. Ce qui lui a permis de faire connaître ses produits et aussi de connaître les besoins de la clientèle et ses attentes.

«Ceci m’a incitée à focaliser sur les petites pièces, qui sont moins chères que les grandes et plus demandées par les clients locaux et étrangers. Je reçois aussi des commandes de la part d’un client français et d’un client japonais», précise-t-elle. Pour la France, elle prépare des pièces de garniture pour habillement telles que les poches. Pour le Japon, il s’agit de petites pièces de tissage. D’ailleurs, sa grande fille a eu l’idée ingénieuse de créer un site web qui contient des photos des produits de sa mère. Elle collabore aussi avec des associations qui l’aident à exposer ses produits.

Innovation…

Un couloir plus loin, Adel Mabrouk nous accueille avec le sourire. Assis, les jambes croisées au milieu des fils et des tissus, en train de coudre une «djebba» traditionnelle, un habit traditionnel pour hommes. Avec une finesse professionnelle, ses doigts manipulent le fil à aiguilles en souplesse. Sans s’arrêter, il nous parle de son parcours. «J’ai appris ce métier de mon oncle. Au début, je me suis installé à la médina du Kef. Puis, j’ai transféré mon atelier dans le village artisanal en 2007», indique-t-il.

Bien qu’il travaille tout seul, M. Mabrouk semble content et admirer ce qu’il fait. Les pièces qu’il fait montrent une délicatesse dans le style et une manipulation artistique des fils et des couleurs. Parfois, il collabore aussi avec des couturiers. «On me ramène des habits modernes pour leur donner une touche traditionnelle. Le travail à la main est très demandé par les clients ces temps-ci», explique-t-il. L’artisan a participé plusieurs fois à Khomsa d’or et a reçu des certificats d’encouragement.

Avançant encore dans les couloirs du village artisanal, la vitrine d’un magasin nous interpelle. Un mélange de couleurs et de matières, alliant modernité et tradition. Des couffins exposés, sur des étagères, sont habillés en diverses couleurs. Les bijoux sont fabriqués de différentes matières telles que l’ambre, l’argent et le cuivre.

Fatma Hattabi est train de travailler sur une pièce. Elle ne s’est pas rendu compte de notre entrée dans le magasin. L’aiguille à la main, elle nous accueille dans son salon traditionnel. Ses pièces reflètent une avidité à innover, à créer et à donner un nouveau regard sur les matières et sur les formes traditionnelles.

Mme Hattabi a débuté en 2006 et a rejoint le village artisanal une année plus tard. En plus des expositions nationales, elle a eu l’opportunité de participer à des expositions en France, en Espagne et au Maroc. Des expériences qui lui ont permis, dit-elle, de s’ouvrir sur d’autres styles et de faire connaître son produit.

Difficultés…

Mais malgré les potentialités que présente l’artisanat au Kef, différentes lacunes existent. Mme Fadhlaoui se plaint de difficultés de commercialisation. «On ne reçoit pas de soutien de la part des autorités de tutelle. Nous voulons être écoutés», poursuit-elle. Elle ajoute qu’une idée de constituer une association des femmes artisanes a émergé il y a quelque temps. Mais elle n’a pas été accomplie, faute de mobilisation.

Pour Mme Hattabi, l’artisan doit prendre l’initiative pour commercialiser son produit et ne pas attendre l’intervention des autorités. «Il faut focaliser sur la qualité, l’innovation et la création. Compter sur l’administration serait absurde. L’artisan doit être plus actif et plus innovant et approcher directement les clients», lance-t-elle. Elle indique que l’emplacement du village artisanal constitue une contrainte pour les artisans qui ne sont pas assez connus même par les habitants du Kef.

Un avis que partage le peintre Adel Belhassen, qui a un atelier au sein du village. Il travaille comme coordinateur pour les expositions entre les artisans, les associations, les espaces d’exposition, les maisons de jeunes et les maisons de culture. «C’est un village artisanal sans animation, bien qu’il soit le plus grand parmi les villages existants en Tunisie. C’est seulement un ensemble d’ateliers qui produisent mais qui ne vendent pas», estime-t-il.

Porte à porte…

Une problématique structurelle pour le secteur artisanal au Kef. N’étant pas une région touristique, le peu de touristes qui visitaient la région ont disparu avec les perturbations sécuritaires qu’a connues le pays après la révolution. Selon M. Mabrouk, l’activité touristique, bien qu’elle ne fût pas assez développée au Kef, était importante. Après la révolution, tout a changé. Cette activité a totalement stagné.

Actuellement, l’artisan se limite au marché local, qui n’est pas assez très dynamique. Les habits traditionnels qui demandent du temps pour être finalisés, sont souvent assez chers, surtout que les matières premières utilisées sont d’une qualité supérieure.

Le peintre affirme que les responsables régionaux du secteur n’ont pas assez de moyens pour le dynamiser. Ils se suffisent à une tutelle de forme et à la formation. «Nous avons demandé à la direction générale de l’Office de l’Artisanat de lancer un projet de village artisanale mobile, un ensemble de tentes, qui se déplaceraient dans les régions côtières pour présenter les produits de la région du Kef et attirer les touristes. Faire du porte-à-porte est la seule solution envisageable pour sortir les artisans de leur coquille», lance-t-il.

Pour sortir de leur coquille, les artisans ne devraient pas aussi attendre que les autorités agissent. Avoir l’esprit d’initiative est capital pour promouvoir son produit et être plus conscient des besoins du marché. Mais les autorités ont aussi le devoir de valoriser le secteur, lui donner un coup de pouce et le sortir de la marginalisation.

M. Belhassen nous montre un schéma du circuit touristique de la ville du Kef et qui est resté lettres mortes depuis des années. Ce circuit regroupe tous les sites historiques et culturels de la ville. Le village artisanal n’existe pas en tant que site. En bas du schéma, une petite flèche difficilement repérable indique : vers le Village artisanal…