Tunisie : Une autre lecture du projet de société du mouvement Ettahrir

Il nous semble peut-être que le
mouvement Ettahrir est extrémiste, radical,
qu’il est d’un autre temps. Ce serait l’extrême droite dans le jargon politique.
Un peu comme le Front national en France. Des gens dont l’idéologie se nourrit
des désespoirs et de la misère, sociale et économique, mais aussi celle des
valeurs.

Loin d’une logique de la diabolisation, et sans prendre les raccourcis
théoriques de l’islamisme dit et pensé comme passéiste, par définition ou par
essence, pense-t-on… Qu’en est-il réellement du projet de société que ce
mouvement à la «Raya» noire porte? Quelle est la pertinence de ce projet de
société? Enfin: Quelles sont ses chances «réelles» de remporter l’adhésion des
gens?

L’Union européenne, version arabe…

Première idée clé du projet défendu par Ettahrir, l’union des peuples arabes et
musulmans. Idée qui peut sembler dépassée et non opérationnelle pour certains,
dont les enfants de Bourguiba, férus d’indépendance identitaire d’abord, et de
dépendance/rapprochement de l’Europe, plutôt que des nations arabes… Mais la
même idée est très intéressante pour d’autres, qui nous rappellent la force de
l’Europe à avoir rapproché des peuples unis par l’histoire certes, mais avec des
langues différentes… Nous, c’est la même langue et le même background religio-culturel.
Si l’euro a permis de développer à ce point les économies de la zone Europe,
élevé les niveaux de vie, donné des débouchés aux produits de chaque entreprise
française, italienne ou allemande, d’abord dans cet espace élargi de
l’Europe….comment ne pas espérer de même pour une zone d’une monnaie et d’un
marché commun arabe?

En soulignant au passage que la crise de l’euro ne veut pas dire que c’était une
mauvaise chose, c’est simplement, et de l’avis de tous les analystes, que le
projet n’a pas été mené à bout, avec des politiques nationales qui ne sont pas
suffisamment harmonieuses. Autrement, l’euro comme monnaie unique a besoin aussi
d’une politique commune, du moins de politiques convergentes, pour assurer sa
stabilité et sa force, face aux autres monnaies et aux autres marchés.

Ceci pour dire que l’harmonisation doit être globale, et non seulement
monétaire, d’où importance d’une volonté politique derrière tout cela. Point
marqué par Ettahrir alors, pour qui le «Califat» est d’abord un projet
d’harmonisation des politiques, y compris, je suppose, monétaires et
économiques. Ca nous rappelle -pile- le vœu d’une meilleure gouvernance
européenne, vœu porté par tous les analystes spécialistes de la question, dont
Jacques Attali, et depuis des années.

Là où le bas blesse, les libertés individuelles…

Penser une grande nation, ou mieux, une fédération de plusieurs nations, qui
seraient unies par l’Islam comme socle religieux et culturel, ne serait pas si
bizarre ou rétrograde si l’on observait alors de plus près ce qu’est l’Europe…?
Seulement, la grande différence d’avec l’Europe, et fait qui pourrait faire
basculer en effet le projet du Ettahrir vers de l’obscurantisme plutôt que vers
le progressisme, c’est celui les libertés individuelles…

En Europe, la longue histoire d’avec l’église et ses abus a donné lieu à la loi
de 1905 (en France) qui, plus qu’une loi, est une conviction ancrée dans
l’inconscient même de tout un chacun, et qui explique la manière dont l’Occident
et la France notamment, s’effraient à l’idée de la victoire d’un parti islamiste
dans la Constituante tunisienne. Ils y voient d’emblée les abus de leur église,
avant…

La liberté individuelle, qui est donc sacrée en Europe en général, ne serait pas
très tolérée par les idéologues de ce parti… Son discours est même un peu ambigu
là-dessus, et on dirait qu’ils font de «la Com’» pour dédramatiser leur projet,
auprès des personnes de culture occidentale, et qui sursautent dès qu’on leur
dit que le religieux va interférer avec le pouvoir. Signe ultime peut-être de ce
refus des libertés individuelles, le rôle dominant de la Chariaâ pour eux, qui,
entre autres, autorise de tuer celui qui change de religion, et qui n’est plus
dans la confession musulmane.

Voilà qui est flippant… Mais justement, l’ambiguïté du discours concernant
l’application de la

chariaâ
sera peut-être affinée, pour faire ressortir surtout
les avantages de l’époque de la «Califat Rachida». Une harmonie et une certaine
paix sociale, avec des années dorées en termes de richesse (ou de croissance
économique), mais aussi en termes de bonnes mœurs, etc. Que du positif en bref.
Alors qu’une bonne partie des historiens qui manquent simplement de visibilité…
nous disent que c’était une époque dont il faut avoir une lecture «historique»
d’abord, en mettant de côté l’affect et la fierté… une époque comme d’autres,
traversée par des guerres de clans, une course au pouvoir, etc.

Ajouté à tout cela les travers de la démocratie occidentale, qui a permis
l’ascension au pouvoir de Hitler par exemple, ou au mieux, qui maintient au
pouvoir (selon les altermondialistes, mais les lepénistes aussi..) la même caste
au pouvoir, et qui n’est que marionnette manipulée par les vrais décideurs de ce
monde: les lobbys de l’armement, du pharmaceutique, les sionistes, les marchés
financiers, les fonds de pension, etc.

Ettahrir proposerait une alternative bien alléchante alors par rapport à tout
cela, la seule peut-être dont nous disposons! Nous peuples
arabo-musulmans…anciens colonisés et eternels perdants des jeux de pouvoir de
cette caste qui domine le monde…

Le fer de lance: la distribution équitable des richesses…

Voilà le véritable fer de lance, à mon avis, de ce parti, et qui pourrait lui
donner une grande sympathie au sein de la population. C’est le projet très à
gauche au niveau du partage des richesses… Ettahrir promet une remise à plat de
toutes les inégalités, la santé et la scolarité gratuites et accessibles à tous,
le travail et le salaire digne comme droit… dans une large «Umma» des nations
arabes, si riches, mais si gangrénées par la corruption et la mauvaise
gouvernance économique.

Farfelu? Peut-être pas… L’Europe a pu garantir des minima sociaux et une
couverture maladie universelle, avec une certaine qualité des soins… et de
l’environnement et de la qualité de vie en général. Rien à voir avec un hôpital
vide d’équipements et avec des murs en ruine, comme on en voit dans les zones de
l’intérieur…

Sachant les dérives du capitalisme, sachant en plus les dérives de la mafia qui
régnait dans le pays, la corruption, les fortes inégalités sociales, et même la
misère tout court, d’une bonne partie de nous… la sympathie pour Ettahrir ne
serait pas si étrange que cela.

Quitte à donner sa liberté en échange… car un ventre plein vaut mieux qu’une
liberté qui ne sert à rien, qui devient alors frustrante, angoissante, et
révoltante. D’où les nombreuses manifestations de violence après le 14 janvier.
Les gens ont peut-être d’abord besoin de manger, de travailler, de vivre
décemment, ensuite d’être libres de porter des jupes micro…et la révolution est
partie de là en effet.

La Manouba et la radicalisation identitaire? Produit direct du chaos économique,
social, et des valeurs aussi ou par conséquent. L’Islam devient très attractif…
surtout si cela va nous donner à boire et manger, nous garantir un avenir après
des années d’études, nous donner une «certaine» dignité… celle d’être membre de
quelque chose de très grand, la Umma… une sorte des Etats-Unis Arabes… Les vœux
du Calife seront alors des ordres!