«Les dictatures répondent malheureusement mieux à la demande de confort et de sécurité du touriste que les démocraties», estime Jean-Pierre Mas

Propos recueillis par Omar El Oudi

jean-pierre-mas-1.jpgNé de la fusion, en 2010, de deux réseaux historiques de la distribution de voyages en France, AFAT Voyages et Selectour, le groupe AS Voyages est le premier réseau d’agences de voyage indépendantes en France. Plus de 1.210 agences en sont membres. En 2010, le réseau AS Voyages a envoyé 100.000 touristes en Tunisie. C’est le premier acteur «distributeur» de la destination.

Rencontré lors du congrès AS Voyages qui s’est tenu au Thalassa Royal à Monastir du 1er au 4 décembre 2011, Jean-Pierre Mas, président du groupe, nous livre sa perception du secteur du tourisme tunisien ainsi que les perspectives de l’année prochaine.

WMC: Que pensez-vous de la Tunisie, presque une année après sa révolution?

Jean-Pierre Mas: Nous sommes venus en Tunisie en février dernier. On sentait ce vent de liberté souffler sur la ville de Tunis. En même temps, on sentait une sorte d’engouement et de crainte sur l’avenir. Mais on a, sans difficulté, convaincu le conseil d’administration d’AS Voyages d’organiser le congrès en Tunisie dès les premiers jours du mois de février dernier. Nombre de ces agences estimaient que c’est trop vite et trop tôt. On a tenu le cap, et le succès de cette manifestation en confirme notre raison d’y croire.

En avril, à la mairie de Paris, j’ai participé avec Mehdi Houas (ministre du Commerce et du Tourisme) à l’animation d’un débat pour relancer la destination Tunisie. J’ai découvert à cette occasion un ministre du Tourisme de la Tunisie «nouveau». J’ai senti que beaucoup de choses avaient brutalement changé. La liberté d’expression, l’humanité et la sensibilité avaient remplacé le discours formaté et le langage unique. Là j’ai senti que la Tunisie a fondamentalement et profondément changé.

Avez-vous rencontré des difficultés pour organiser ce congrès?

La préparation de ce congrès n’a pas été facile. Quand un pays change de régime, change de système, change de mode de fonctionnement, il vit quelques moments intenses, et nous avons vécu parfois quelques moments complexes. En fait, nous avons compris que c’était un pays en reconstruction. Toutefois, nous n’avons jamais douté de la motivation de nos amis Tunisiens; et je tiens à les remercier tous pour leur implication dans la réussite de ce congrès.

Les touristes français pourraient-ils relancer le tourisme tunisien dans ce contexte politique et économique national difficile actuel?

Nous partageons avec les Tunisiens la conscience du poids économique que représente le tourisme en Tunisie: 7% du PIB, 400.000 emplois directs et beaucoup d’emplois indirects, ainsi que 20% des recettes en devises du pays proviennent du tourisme. Incontestablement, la Tunisie a besoin de l’économie touristique.

Par ailleurs, 40% des étrangers qui sont venus en Tunisie en 2010 sont des Français, soit 1,5 million. Plus de 600.000 de ces Français ont acheté un forfait dans une agence de voyage. Ainsi, la Tunisie est la première destination étrangère vendue par les agences de voyages en France. En d’autres termes, le secteur français du tourisme a besoin de la Tunisie. C’est évident. Nous n’avons ni les moyens ni l’envie de nous tourner le dos. Et si nos clients n’arrivent pas à remplacer la Tunisie, c’est parce que la Tunisie est irremplaçable. L’accessibilité géographique et économique, la qualité de l’accueil, le climat et la diversité en font une destination hautement appréciée.

Mais les chiffres enregistrés en 2011 ne reflètent pas cette grande fidélité…

Sans doute. Mais n’oubliez que le contrecoup de la Révolution du Jasmin a été violent. L’hiver dernier, la baisse d’activité a été de 80%. Au cours des neuf premiers mois de l’année, la baisse d’activité a été de 54%. Le panier moyen par voyageur s’est globalement maintenu parce que la politique des hôteliers tunisiens a évité qu’on rentre dans une spirale d’effondrement des prix. Par contre, les mois de septembre et octobre ont été marqués par un redressement sensible. Malgré une baisse de 40% en septembre et 20% en octobre, on était sur la bonne voie. Toutefois, ce redressement a été interrompu par la victoire d’Ennahdha lors des élections du 23 octobre dernier.

Est-ce devons-nous déduire que l’arrivée au pouvoir d’Ennahdha peut avoir des conséquences négatives sur le tourisme?

L’arrivée au pouvoir d’un parti religieux soulève notamment des questions, et je ne vais pas les éviter. Les deux millions de Français qui ont voyagé en Tunisie et en Egypte avec AS Voyages avaient-ils conscience de visiter des dictatures? Plus généralement, en travaillant avec la Tunisie ou l’Egypte, je n’avais pas l’impression de collaborer avec des régimes mafieux ou dictatoriaux.

Très clairement, nous, professionnels du tourisme, ne regrettons pas ce que nous avons fait. Réellement, le touriste est égoïste et cynique, ce dont il a besoin c’est le confort et la sécurité, et les dictatures répondent malheureusement souvent mieux à cette demande que les démocraties. De mon point de vue personnel, ce n’est pas le fait qu’un pays soit devenu libre et démocratique qu’il attire vers lui un afflux de touristes.

Faisons un état des lieux. La Tunisie, le Maroc, l’Egypte et la Turquie ce sont les quatre premières destinations étrangères vendues en agences de voyage en France. C’est 5 millions de touristes français. Pour faire ce volume, il faut regrouper les 20 destinations suivantes. Donc c’est essentiel pour nous.

Donc, à mon avis, la religion ou la collision entre la religion et l’Etat, ce n’est pas une bonne chose. Cela dit, l’expression démocratique des Tunisiens est beaucoup plus importante que mon point de vue, et comme je respecte la démocratie, je respecte le choix de la Tunisie, du Maroc et peut-être de l’Egypte d’amener au pouvoir des partis islamistes dont j’espère qu’ils sauront rester modérés.

Comptez-vous soutenir davantage notre tourisme en 2012?

Je dis avec fermeté à nos amis Tunisiens, soyez assurés de notre amitié et de notre soutien. Nous sommes venus ici toucher de doigt la réalité tunisienne afin de contribuer à rétablir la confiance des voyageurs français et retrouver, voire dépasser, en 2012, les niveaux de fréquentation enregistrés en 2010.