Tunisie : L’Etat de Droit, un Etat civil


parlement-tunisie-art.gifIl faut savoir qu’un Etat de droit est un Etat «pur sang». Il ne supporte ni
amalgame ni déformation. Exigences et servitudes liées à l’Etat de droit.

Intervenant lors du récent séminaire de Réalités, dont le thème portait sur «Le
politique et le religieux dans l’Etat de Droit», le professeur
Yadh Ben Achour,
et ex-président de l’Instance chargée de préserver les objectifs de la
révolution, a jugé utile de cadrer son intervention sous forme de «précis sur le
concept d’Etat de droit». Il considère que le concept est utilisé à tort et à
travers. Et dans ce sillage, il peut servir à masquer les desseins les plus
redoutables. D’où son souci de préciser et le contenu et les contours du
concept. L’initiative est opportune parce qu’elle permet de verrouiller le
débat.

L’Etat de droit: l’expression juridique d’une idée politique

Le concept “Etat de droit“ a pris corps comme idée politique et s’est prolongé
par une construction juridique, a dit le conférencier. Quelle est la substance
de cette idée politique, s’interroge-t-il?

L’Etat de droit suppose une série de préalables, qui s’emboîtent. Au tout début,
il y a l’individu. Naissant libre, il doit pouvoir jouir de son droit à
l’autonomie individuelle. Ensuite, est apparue la collectivité/société. Celle-ci
aussi, par analogie, se prévaut du même droit à l’autonomie, face à l’Etat. Et
c’est à l’Etat que revient la charge de préserver la balance entre ces deux
personnalités juridiques distinctes et inviolables en assurant la cohésion
sociale autant que l’autonomie individuelle.

Pour faire simple, on dira que l’Etat doit empêcher la société d’étouffer
l’individu. Ce qui élimine de facto le conformisme et interdit la pensée unique,
l’embrigadement idéologique. De même que la religiosité d’Etat.

La finalité de la Constitution: empêcher tout absolutisme

Pour assurer cette démarcation entre individu et société, il faut nécessairement
une base juridique, qui permette de trancher en cas de litige. C’est,
précisément, le rôle de la Constitution, ajoute le conférencier. Elle doit
empêcher que le politique opprime et réprime, que le religieux serve de base de
discrimination, que l’ethnique ou le régionalisme soient un critère de
favoritisme.

En phase avec la situation actuelle de notre transition, qui correspond à la
rédaction de la nouvelle Constitution, Pr Ben Achour a ajouté que la Haute
instance s’est muée, après sa dissolution, en observatoire de veille. Il s’agit
bien sûr d’un think tank constitué d’éminents experts, prêts à aider au besoin.
C’est également une structure de suivi qui doit veiller au respect des
engagements pris par les uns et les autres au sein de la Haute instance,
empêchant tout revirement.

L’Etat de droit n’est pas n’importe quel Etat…

L’Etat de droit est un concept qui possède des traits de distinction qui lui
sont propres. L’Etat de droit est d’abord un Etat civil. Ni junte militaire, ni
oligarchie affairiste, ni caste religieuse. C’est un Etat où s’exercent
pleinement les pratiques démocratiques, de pluralisme et d’alternance. Sa marque
de fabrique est que sa loi se décide par la loi et notamment sa loi
fondamentale, la Constitution, celle-là même qui règle et régente toutes les
autres lois du pays.

La Constitution est écrite par les hommes afin de régler leurs soucis d’ici bas,
rappelle le conférencier. Elle est un fait d’horizontalité, c’est-à-dire de
simple volonté des hommes en ce qui concerne le bien commun d’ici-bas. Elle
exclut toute verticalité. Elle ne fait aucune place au sacré. Les lois divines
n’interfèrent pas dans le champ de la Constitution, autrement ce serait une
hérésie… c’est-à-dire bidaâ. Cela nous a semblé être le message, à véhiculer.
C’est chose faite.

…Et son droit n’est pas le droit de n’importe quel Etat

Avec conviction, Yadh Ben Achour insistera pour rappeler que le droit d’un Etat
de droit n’est pas le droit de n’importe quel Etat. C’et un droit, une fois
qu’il est établi, ne doit pas être «retouché» à tout bout de champ. Il faut des
circonstances exceptionnelles pour pouvoir modifier les règles du droit
constitutionnel. «Tripatouiller» les lois de l’Etat, pour des intérêts
personnels ou catégoriels, ce n’est pas permis et c’est un motif de contestation
populaire.

On peut comprendre que la volonté populaire puisse s’exprimer pour empêcher de
telles manœuvres. Les pouvoirs en place sont souvent tentés de modifier les
règles du jeu. Le régime déchu a usé et abusé des artifices des
pseudo-consultations populaires par le biais desquelles la Constitution a été
«profanée», au moins deux fois. La première fois, c’était pour augmenter le
nombre des mandats d’éligibilité à la présidence de la République. Et la
seconde, qui n’a pas abouti, visait à reculer la limite d’âge pour l’éligibilité
à l’élection présidentielle. La révolution de la dignité a pris le régime de
court.

Un autre principe, tout aussi important, d’ordre métajuridique, précise le
conférencier, est celui du droit de l’individu à disposer de lui-même. Cette
loi, certes non écrite, mais doit rester valide et agissante. Si elle venait à
disparaître, l’Etat de droit se mettrait en péril.

Le droit à l’infidélité : trait d’exception de l’Etat de droit

S’adossant aux enseignements de l’histoire des sociétés humaines, Pr Ben Achour
rappelle que le moteur du progrès est le droit à l’innovation et à la
créativité, dans toute collectivité. Ce droit qui permet aux penseurs d’empêcher
que la société se fige, et dans sa suffisance et dans sa rigidité, provoquant
des transformations sociales, parfois de rupture, il le qualifie de «droit à
l’infidélité». Ce droit s’est imposé au fur et à mesure de la marche des
siècles, notamment dans les sociétés européennes. Les artistes de diverses
disciplines ont cassé le mur du conformisme. Les scientifiques ont brisé le
paravent du dogmatisme. Enfin, les hommes politiques ont déchiré le rideau de
l’immobilisme. Tout comme la respiration permet à l’organisme de se maintenir en
vie, la création est la soupape qui permet à l’esprit d’exister, de se déployer.
Nier le droit à la création et à la rupture, c’est rompre avec l’Etat de droit.

Quelle place pour le croyant dans un Etat de droit?, s’interroge le
conférencier. Celle de tout un chacun. Un Etat de droit est un Etat de droit à
la différence et donc de cohabitation. L’Etat de droit est un “Etat espace“ qui
permette au croyant de faire un aggiornamento perpétuel dit, en substance, Yadh
Ben Achour. Le croyant dans un Etat de droit doit accepter que l’on ne puisse
pas croire et il doit accepter les idées qui heurtent la conscience. Et il
illustre son propos par le refus d’un nouveau député de prêter serment sur le
coran. Cela a posé un problème au sein de la Haute instance. La solution est
venue du représentant d’Ennahdha. Ce dernier a trouvé le subterfuge du serment
collectif, qui sera prononcé par le président de la constituante.

Le problème de l’au-delà ne doit pas faire partie de notre conscience politique
et empoisonner les rapports au sein de la société. Le croire du citoyen doit se
focaliser sur l’ici-bas. A moins de se renier, il ne doit pas y avoir de
confusion entre la religion et la politique dans un Etat de droit. Et
d’ailleurs, le Pr Ridha Chennoufi, intervenant lors du débat, a abondé dans le
même sens. Il a dit en substance que dans l’hypothèse où le religieux interfère
avec le politique, il y a risque que la religion glisse vers le théologique. En
précisant que la religion est un contenu moral et spirituel, il appelle
l’attention sur le fait que la théologie n’est qu’une interprétation
particulière du texte. Cette «mutation», si elle intervient, expose la religion
à sortir de son cadre spirituel et moral et peut devenir secte. Et c’est une
déviance catastrophique.

L’Etat ne peur abandonner la religion aux particuliers

Exclure la religion du champ politique, rappelle Pr Ben Achour, ne signifie pas
qu’il faut la marginaliser. En ce cas, elle tomberait entre les mains des
particuliers, et c’est donc la porte ouverte à tous les risques. Autant l’Etat
doit échapper à un rôle d’instrument pour islamiser l’Etat, autant il doit
prendre en charge et les affaires religieuses et l’enseignement de la religion.
La Haute instance, en la matière, a joué un rôle déterminant. Elle a fait voter
à toutes les sensibilités politiques représentées l’accord pour le rajout de
l’expression «Etat civil» à l’article premier de notre Constitution lequel sera
repris avec cette épithète supplémentaire -«civil»- dans la nouvelle
Constitution.

Gare à une société civile mollassonne

Dans le contexte actuel, les garde-fous décidés au sein de la Haute instance
sont d’une importance capitale. Mais cela ne dispense pas la société civile de
son devoir de vigilance. Et en fait d’activisme civil. Pr Ben Achour trouve que
la société civile est plutôt mollassonne. Dans l’affaire Nessma, elle aurait pu
se déployer pour qu’au-delà de la seule manifestation de rue elle ait plus de
nerf. Elle pouvait très bien relever que les plaignants n’avaient pas qualité
pour ester. Leur demande est par conséquent non recevable. Cela ne préjuge en
rien de sa position personnelle dans l’affaire. Il exprimait son point de vue de
citoyen qui considère que la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la
justice, c’est affaire de tous. A présent, on est avertis.