Crise : une notion contemporaine

Par : Tallel


Longtemps, science et technique furent censées réduire l’incertitude, donc
la

crise
. Sur fond d’obsession de la

catastrophe
, et de

communication
, nous découvrons le
caractère contemporain de la crise.

 

Tout est
en crise, à commencer par la notion de crise elle-même. «Le
mot “crise” hante donc notre vie quotidienne. Au hit-parade des
utilisations, ce mot bat tous les records depuis la fin des années 1970. Son
succès, la généralisation de son usage à tous les domaines, est sans doute
l’un des grands événements de ces dernières années. En tout cas, un
événement qui n’a rien d’innocent. C’est le signe en traduction simultanée
d’une prise de conscience extraordinaire
», écrivait Serge July
en février 1984 dans un supplément de Libération précisément destiné à
accompagner un livre et une émission intitulés


Vive la crise
.
Mais, au
fait, prise de conscience de quoi ?

 

Que les

trente glorieuses
étaient finies ?
Que l’alliance des progrès de la science et de l’augmentation du PNB ne
garantissait pas automatiquement la sécurité et la prospérité ?

De fait,
le terme subit une inflation impressionnante. Les hommes du Moyen Age qui
subissaient les grandes pestes et famines ne songeaient pas qu’ils étaient
victimes d’une crise sanitaire, humanitaire ou alimentaire. Le terme
apparaît dans notre langue pour désigner une situation militaire et/ou
politique très préoccupante, menaçante et qui exige des mesures énergiques.
Tandis que Montesquieu emploie le terme pour désigner de grands cycles
historiques pouvant entraîner la chute d’une civilisation (Considérations
sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence).

 

Et,
pendant très longtemps le terme a été réservé à des événements graves :
ainsi des tensions internationales pouvant déboucher sur une guerre (crise
des Balkans, crise des missiles de Cuba). Ou encore, on parlait de crise
pour désigner un changement majeur touchant une des grandes dimensions de la
vie sociale et ayant souvent une dimension spirituelle : crise de
civilisation, crise morale,

crise de la culture
(titre d’un
ouvrage de Hanh Arendt de 1961), crise de la

conscience européenne
(titre d’un
ouvrage de Paul Hazard de 1935), crise du couple, crise des générations,
crise de la modernité. Bref, il y avait crise lorsqu’un ordre immuable
depuis longtemps et accepté par tous semblait menacé d’effondrement, de
déclin ou de révolution.

 

Ceux qui
parlaient le plus de crise étaient sans doute les médecins et les
économistes. Les premiers parce que, depuis les Grecs, la crise est le
moment décisif d’une maladie, son paroxysme, sa phase aigüe.

 

Les
seconds parce qu’ils étaient frappés dès le milieu du XIX° siècle par la
régularité avec laquelle se produisent des dysfonctionnements de l’économie.
La crise économique (qui se décline en crise bancaire, financière, de sur ou
de sous production, etc.) est donc une perturbation d’un système plus ou
moins complexe qui semble fonctionner voire progresser.

Joseph Garnier
écrit en 1859, «les
crises commerciales sont des perturbations soudaines de l’état économique
naturel, et plus particulièrement des perturbations dans la fonction
générale de l’échange aussi indispensable à la vie sociale que la
circulation du sang l’est à la vie animale et individuelle
». En
somme, une crise économique est un trouble de l’organisme social qui se
dérègle : une tendance se retourne. Et, du reste, Marx fonde de grands
espoirs sur les crises inhérentes au système capitaliste : elles amèneront à
son renversement et à son remplacement par un système économique plus
stable.

 

Il y a
donc crise quand un organe ou un organisme n’assume plus ses fonctions
normales et quand il y grand danger qu’il s’effondre ou meure.

 

Si nous
remontons plus haut, jusqu’à l’étymologie grecque, nous voyons bien toute la
richesse de la notion de

Krisis
. Qu’il s’agisse de médecine,
de droit ou de théologie, les Grecs pensent la cris à la fois un choix, une
lutte et une décision.

 

Ainsi,
il y a crise :


lorsque se dessinent deux possibilités décisives (guérir ou périr, par
exemple)


lorsque deux tendances se combattent


lorsqu’il faut bien séparer ce qui est confus.

 

La
Krisis
met fin à la
Krasis
(la confusion) : elle
prend même le sens positif du jugement qui distingue et rétablit un ordre.
C’est un moment décisif d’un processus, celui qui le réoriente pour le
meilleur ou pour le pire.

 

Revenons
aux années 70. Que s’est-il donc produit qui ait si facilement convaincu nos
contemporains que la crise est omniprésente et inéluctable ?

 

Les
pistes sont si nombreuses qu’il faut se contenter d’en évoquer les plus
évidentes :

 

– La
conjonction de la première crise pétrolière, d’une crise économique (qui
rend vraisemblable ce qui semblait inimaginable depuis la fin de la Guerre :
le retour du chômage et la fin de la prospérité obligatoire) et enfin d’une
première prise de conscience écologique (le rapport du Club de Rome qui
évoque les fantômes de la croissance zéro, de la rareté et de l’effondrement
général). Ce sont trois coups portés à la confiance générale dans le
développement technique, dans la croissance et dans les progrès de la
science, trois facteurs qui étaient censés mener vers un monde plus sûr et
plus prévisible. La catastrophe redevient vraisemblable à rebours des
idéologies optimistes qui prédominaient.

 

– Comme
pour illustrer les pronostics pessimistes, des catastrophes auxquelles les
médias donnent un écho planétaire viennent inquiéter nos sociétés par
ailleurs de plus en plus obsédées par la sécurité et le zéro

risque
. Il y a aussi

prolifération objective
des crises.

 

1967, le
Torey Canyon pollue une large surface de côtes ; suivront d’autres marées
noires : 76 Olympic Bravery, 76 Bohelen (ïle de Sein), 78 Amoco Cadiz, Exxon
Valdez en 89 (il pollue 1.600 kilomètres de côtes),

72 Talc
Morhange : la mort de bébés empoisonnés,

76
Seveso : un nuage de Dioxine,

79 Three
Miles Island : cette fois c’est la peur de l’atome qui est réveillée,

82
Affaire des flacons de Tylénol qui provoquent sept morts : Johnson et
Johnson doit rappeler 22 millions de flacons,

84
Bhopal : 3.000 morts en Inde,

86
Challenger : l’emblème même du progrès triomphant (la fusée, la navette, la
conquête spatiale) s’autodétruit devant les télévisions du monde entier,

86
Tchernobyl : cette fois il y a des morts, des nuages toxiques…,

90
Affaire Perrier : la découverte de benzène dans les bouteilles de la célèbre
marque

96 Vache
folle : cette fois c’est le risque d’être tous empoisonnés,

96
Eurotunnel : l’exploit technique du tunnel sous le Mont Blanc et le
cauchemar,

99
Tempête en France : un pays développé peut être paralysé par un accident
naturel…

 

Cette
sensation d’insécurité rampante renvoie à un danger qui détourne les
symboles mêmes du progrès (l’atome, l’énergie, l’industrie, les médicaments,
l’alimentation pour tous par la grande distribution) tandis que reviennent
des périls “archaïques” comme l’épidémie de Sida, équivalent moderne des
grandes pestes. La notion de responsabilité à l’égard des générations
suivantes, de “société du risque” (qui répartit non plus les richesses, mais
le prix à payer pour le développement en termes de pollution,
catastrophes…) contribuent à ce pessimisme général.

 

Désormais, toute organisation sociale ou
entreprise est, a été ou sera en crise. Elle doit s’attendre un jour où
l’autre à subir une crise soit par contrecoup (il
se produit un attentat, une catastrophe naturelle ou des troubles dans des
zones où elle exerce son activité
),
soit de son fait (elle a
distribué un produit dangereux, il se produit un accident dans une de ses
usines
), soit par une mise en
cause ou une révélation (un
site Internet affirme que ses produits sont cancérigènes ou un article
l’accuse de travailler avec un gouvernement qui viole les droits de l’homme
),
soit enfin parce que son histoire prend un tour spectaculaire ou dramatique
(un conflit social s’aggrave,
elle subit une OPA hostile, un rumeur boursière la déstabilise
).

 


Crise

est une
notion si englobante qu’il devient plus facile d’énumérer ce qui n’est pas
en crise que ce qui l’est (de l’éducation ou des relations internationales,
à la modernité et du logement à la filière bovine). La définition la plus
générale qu’on puisse en donner est la rupture brusque d’un ordre considéré
comme normal (considéré, car il n’y a, au final, rien de plus normal que
d’aller de crise en crise).

La crise
c’est la rencontre de l’incertitude et du désordre. Elle est davantage que
l’événement qui la provoque et peut être aggravée et pérennisée par une
mauvaise gestion et une perception inexacte voire tout simplement par la
panique.

 

Ainsi
les crises internationales reposent en large partie sur la représentation de
dangers futurs, les crises informationnelles sur la perte de confiance dans
les mécanismes de contrôle, les crises financières sur des comportements
individuels de fuite du risque, même si ces comportement sont collectivement
dommageables, …Bref la crise est la perturbation d’un ordre supposé stable
et prévisible, donc largement une affaire d’interprétation.

 

Marcel
Mauss disait «la crise est un état dans lequel les choses irrégulières sont
la règle et les choses régulières impossibles».

La crise
suppose :

 

– un
événement (qui peut être simplement le fait d’atteindre un certain seuil :
il peut donc être qualitatif ou quantitatif),


d’origine interne ou externe,

– plus
une certaine réaction d’un organisme physique ou social doté d’une
conscience qui se traduit par un processus de perturbation.

 

Sa
perception est très subjective : certaines communautés ou organisations
fonctionnent avec des taux de perte ou de désordre considérables, dans
d’autre cas, tout ce qui est inattendu devient crise.

 

Une
crise c’est toujours la rencontre d’un fait objectif, d’une
interprétation/perception (ne serait-ce que le fait de percevoir et
«proclamer» la crise) et d’une réaction de l’organisme ou organisation en
crise. C’est la capacité collective d’inventer du nouveau dans une situation
par définition atypique et imprévisible qui fera la différence.

 

Tout
aléa, tout danger ou tout désordre ne suffit pas à constituer une crise ;
elle ne commence que quand l’ensemble est affecté ou se sent remis en cause
par un basculement des règles.

 

De même,
si beaucoup de crises résultent d’un risque qui survient (risque = une
probabilité + un dommage), le risque est une notion extérieure, objective,
tandis que la crise est forcément subjective, comme ressentie par un être ou
un ensemble intelligent. La crise se reconnaît d’abord à ce qu’elle change
notre façon d’éprouver la crise. Sans compter qu’il existe une catégorie
particulière de risques que sont les menaces

 

Elle
suppose la rencontre entre, d’une part, une circonstance, un moment, tel un
événement bien précis qui fait déclencheur et, d’autre part, une structure
qui s’en trouve globalement perturbée. Mais le deux renvoient à une
troisième composante : une interprétation, un capteur (p.e. dans
l’organisme), un cerveau qui analyse, un centre de décision (comme, par
exemple, une «cellule
de crise
»).

(Source
: http://www.huyghe.fr/actu_554.htm)