Patriotisme alimentaire : l’État peut mieux faire

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éversées par des agriculteurs de la FNSEA et des JA sur la place de la République à Paris durant une manifestation, le 5 novembre 2014 (Photo : Thomas Samson)

[02/12/2014 11:08:08] Paris (AFP) Face à l’embargo russe et aux difficultés des agriculteurs, le gouvernement a plusieurs fois appelé au patriotisme alimentaire. Mais l’État respecte-t-il lui-même ce principe? L’AFP a enquêté et découvert que l’Élysée et Bercy étaient loin du compte.

Début novembre, ce sont les Jeunes Agriculteurs qui soulèvent le problème. Lors d’une journée de mobilisation, ils ont l’idée de contrôler les camions qui livrent les cantines du ministère de l?Économie et des Finances.

A leur grande surprise, dans ce paquebot censé être le temple du Made in France, ils trouvent des tomates du Maroc, des pommes d’Italie, des produits sans étiquettes et même du basilic d’Israël.

Sollicité par l’AFP, Bercy a refusé d’ouvrir ses cantines. Le ministère a néanmoins consenti à donner quelques éléments par courriel.

En 2013, l’association qui gère les restaurants des administrations financières (Agraf) a acheté 53% de viandes françaises et 8,42% de fruits et légumes produits en Ile-de-France.

Sur les viandes, Bercy fait un peu moins que la moyenne des restaurants collectifs (56% de viandes françaises selon le Syndicat national de la restauration collective, SNRC). Sur les fruits et légumes, la proportion d’achats locaux est très faible.

– Acheter français, pas légal? –

Et quid de la crémerie, charcuterie, des fromages, des vins ou de l’épicerie?

“A Bercy, on ferme les portes tant qu’on n’a pas remis tout ça au propre”, commente sèchement Dominique Barrau, secrétaire général de la FNSEA, principal syndicat des agriculteurs.

Le ministère tente de se justifier: la “politique d’achats de denrées fait l’objet, en raison des montants, de marchés européens (..) dans le respect des critères de concurrence” et “il n’est pas possible de demander des produits français, ni de surcoter, au stade de l?évaluation technique, ces mêmes produits”.

Comprendre: l?État se serre la ceinture et faire valoir la préférence nationale n’est pas légal.

C’est vrai. “On ne peut pas trouver dans un appel d’offres, une exigence d’origine, ce serait contraire aux règles européennes (en matière de marchés publics), et à la libre circulation des biens et services”, explique Dominique Bénézet, délégué général du SNRC.

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à Paris, le 7 janvier 2014 (Photo : Eric Piermont)

Mais il existe des astuces pour contourner cette règle. Le ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll vient d’ailleurs de publier un guide baptisé “comment promouvoir l’approvisionnement local en restauration collective?” qu’il va envoyer aux maires, présidents de départements et régions et à ses confrères du gouvernement.

Il est ainsi possible de réclamer des produits en circuit court, c’est-à-dire n’ayant requis qu’un seul intermédiaire, de faire des lots en précisant la nature des produits attendus, ou d’avancer des critères de saisonnalité, façon indirecte d’obtenir des produits français.

“J’ai trop souvent entendu dire: je ne peux pas le faire à cause du code des marchés publics”, s’agace auprès de l’AFP Stéphane Le Foll. “Il faut parvenir à 40% de produits de qualité, c’est-à-dire locaux, issus de l’agriculture biologique etc.., d’ici 2017, comme l’a fixé le président de la République”, insiste M. Le Foll.

– Trop cher, dit l’Elysée –

Un cap dont semble justement bien loin l?Élysée. Car si les fromages, la volaille ou les vins servis aux employés de la présidence sont garantis 100% français, pour les autres denrées “l’achat +France+ est privilégié (…) tant qu’il ne remet pas en cause de manière radicale le prix de revient d’un repas”, précise l’Elysée dans un courriel à l’AFP.

Explication: en 2008, l’Elysée a été épinglé par la Cour de Comptes qui estimait que le coût d’un repas (4,70 euros) était trop élevé. Du coup, “il a fallu privilégier le coût par rapport à l’origine française ou la proximité du lieu de production” pour revenir à un coût moyen annuel de 3,77 euros et satisfaire la Cour.

Les services de la présidence promettent que “les approvisionnements auprès des producteurs locaux par le biais des circuits courts devront être examinés pour les prochains marchés publics”, renouvelés en 2015, même si “le critère +prix+ sera lui aussi considéré”.

Sauf que, comme le répète le ministre de l’Agriculture à l’envi: manger français “ne coûte pas si cher”.

A cet égard, la cantine interministérielle de Barbet de Jouy, qui accueille chaque jour des fonctionnaires des ministères de l’Agriculture, de l’Intérieur et de Matignon, est exemplaire.

Car l’association (Auri) qui la gère a choisi de faire “une cuisine de gueule: on connaît derrière chaque produit, le producteur”, insiste le chef, Emmanuel Picard.

Et pour cela ils disposent de 3,15 euros par repas, dans la moyenne des autres ministères. Ils réussissent à rentrer dans leurs frais en nouant des contrats avec des producteurs: un système gagnant-gagnant car l’agriculteur sécurise ses débouchés et l’acheteur obtient un bon prix en contrepartie.

– Vaches de l’Aubrac et baguettes bio –

“Nous achetons deux vaches de race Aubrac par semaine à un éleveur de l’Aveyron pour faire nos steaks hachés. Nous avons aussi un contrat avec 26 producteurs de lait, nos pommes et poires viennent de Seine-et-Marne et les baguettes bio… du coin de la rue”, énumère-t-il.

Cela ne coûte pas plus cher car “on baisse notre niveau de déchets”, ajoute-t-il. Et “on s’y retrouvera toujours avec de meilleurs produits. Si je prends des saucisses ou du boeuf Bourguignon de bonne qualité, je sais qu’ils rendront moins de gras et moins d’eau, donc au poids, on y gagne”, surenchérit Margo Harley, la directrice.

De plus, ils n’utilisent que des produits de saison. “On est très très ferme: on dit non au fraisier en hiver”.

Mais ils ne cachent pas que pour mener une telle politique d’achats, “il faut se battre”. “Les vétérinaires sont venus récemment contrôler et nous ont dit que nous n’avions pas assez de salles froides pour cuisiner autant qu’on le voudrait. On est bourré de normes”, regrette Emmanuel Picard.

Le ministère de l’Agriculture est plus discret sur les autres cantines qu’il gère. M. Le Foll reconnaît “qu’on peut faire beaucoup mieux” en matière de Made in France. Et il a lancé une mission “pour inventorier” tous les repas servis par ses services et notamment dans les lycées agricoles.

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ée nationale à Paris, le 21 novembre 2006 (Photo : Eric Feferberg)

L’Assemblée nationale et le Sénat sont pour leur part déjà engagés dans de telles démarches, même si l’intendant en chef de l’Assemblée, le député du Nord Bernard Roman (PS) reconnaît qu’il est plus facile de manger français au restaurant des députés, qui bénéficie d’un confortable budget, qu’au “self” des employés.

Autant de promesses qui satisfont à ce stade la FNSEA, qui salue une “prise de conscience”. “Pour beaucoup d’élus que je rencontre c’est un peu la révélation: ils assurent qu’ils ne savaient pas ce qu’il se passait dans leurs cuisines”, rapporte Dominique Barrau.