Tunisie : “Préservez cette nouvelle liberté”, dixit Jean Daniel


dean-daniel-320.jpgReconquérir la souveraineté populaire et respirer enfin l’air de la liberté.
Mais d’abord, veiller à préserver cette liberté.

Samedi 12 mars2011, Jean Daniel était l’invité de Hélé Béji, au Collège
International de Tunis, tribune qui lui est familière et qu’il retrouve pour la
quatrième fois. Ce dernier déplacement vaut engagement personnel, de sa part, en
faveur de la Révolution de la dignité. Il l’a déjà ralliée dès les premières
heures en interrompant la rédaction d’un livre en cours. Et il l’a tôt saluée
par deux éditos enthousiastes. Cette révolution a charmé, par sa vertu,
soutient-il, faisant part de son sentiment propre et de celui des amis de la
Tunisie. Mais elle est encore vulnérable, prévient-il, car elle n’a pas encore
tracé d’itinéraire.

Jean Daniel est venu verser son tribut à la
Révolution en contribuant à l’effort
collectif des Tunisiens pour l’exploration des perspectives démocratiques. La
Tunisie respire enfin l’air inestimable de la liberté. Et, il rappelle qu’il
faut savoir ne pas la laisser nous filer entre les mains. Il y a en effet risque
d’éparpillement, et peut-être même de déviance, car la contre révolution guette!

Le Collège a enfin un visa légal ; hourrah !

On a fait du maquis, intellectuel cela s’entend, au Collège International de
Tunis durant les 23 ans de dictature. En effet, la maîtresse des lieux, qui nous
a réchauffés ce samedi froid, avec des «Kanouns» qui exhalaient du «Jaoui»,
manière d’encenser ses invités, est une «résistante» du débat d’idées. Elle a
géré le Collège en clandestinité déclarée, partageant le travail avec son mari.
Alors qu’elle animait les débats et beaucoup de penseurs illustres se sont
succédé à cette chaire: Khaled Béji, aux mensurations de gladiateur, jouait aux
brise-lames en stoppant les agents de «l’inquisition», souvent en les
baratinant, qui finissaient par rebrousser chemin renonçant à leur zèle de
censeurs.

Enfin, tout cela est oublié. Le collège est libre. Elle, avec des yeux à la Elsa
Triollet, et lui avec le cran de Louis Aragon, nous ont fait vibrer de longues
années durant avec une effervescence, mode Montparnasse, à la Rue «EL Marr»
impasse «Abderraouf».

Un jour, il y aura un prix Hélé Béji comme il existe un prix Hannah Arendt. Et
ce ne sera que justice, en regard de cette ferveur militante. Et d’ailleurs,
cette ferveur est communicative et l’intervention de Jean Daniel en était toute
emprunte. Jean Daniel, avec la «nonantaine» lucide et leste -Tbarkallah- est la
mémoire du monde contemporain, dans la profession. Le doyen de la presse
francophone, ex-æquo avec Jean d’Ormesson, a vécu les nombreux hoquets de
l’histoire et de la politique de notre temps, aux premières loges. Et cela le
maintient toujours en état de relativisation, de même qu’il l’a précisé
lui-même.

La voie de la non violence, l’honneur immaculé de la Révolution

La Révolution tunisiennes a su se protéger des démons de la violence, même si
l’immolation de
Mohamed Bouazizi a été vécue par les Tunisiens dans leur chair,
et Jean Daniel n’y a pas échappé, lui qui a versé le prix du sang, se blessant
alors qu’il couvrait les péripéties de la guerre d’évacuation à Bizerte en 1960.
De même, elle s’est gardée de la chasse aux sorcières et de la vindicte. Elle
n’a pas versé dans l’épuration à tout va, laissant la justice faire son œuvre.
Cette démarche est noble. Elle témoigne du haut sens de l’histoire chez le
peuple tunisien. Cette révolution vertueuse, délibérément, n’a pas été mangeuse
d’hommes.

Jean Daniel insistait particulièrement sur cet aspect car tous les amis de la
Tunisie pariaient sur notre sens du civisme. Et, Jean Daniel de rappeler que
c’était là le choix de tous les gagnants de l’histoire en rappelant la
controverse qui opposait Nehru à Ghandi, si attaché à la non violence par
conviction. Et, par choix tactique car la non violence divise le camp ennemi et
les défenseurs de la liberté finiront par faire dissidence et rejoindront la
juste cause. Ghandi a ainsi triomphé du colonialisme britannique comme la
Tunisie du mouvement national a fini par diviser la classe politique française
faisant émerger Pierre Mendés France. C’est lui qui a initié le mouvement de la
décolonisation qui a fait du bien, autant à la Tunisie qu’à la France.

La liberté et ses contingences

Cette «expérience» tunisienne, Jean Daniel la possède sur le bout des doigts,
lui le compagnon de
Habib Bourguiba, team leader des militants de l’indépendance
et père de la Nation. Le journaliste, témoin de notre époque, considère que le
code génétique de la Tunisie moderne porte un trait d’individualité remarquable.
D’abord, par ses réalisations au plan national et ce jusque dans le choix des
concepts. Tel celui de l’émancipation de la femme et de la société tunisienne.
Que par ses repères au plan des relations internationales. Cela est le cas pour
la position de la Tunisie face au courant du Non Alignement, jusque dans sa
solution du conflit israélo-palestinien, et le discours de 1965 de Bourguiba à
Jéricho reste un référentiel encore d’actualité.

Par-dessus tout, Jean Daniel fait une grande place au concept de gradualisme,
c’est-à-dire cette démarche de progressivité qui a marqué la méthode tunisienne
en politique. Et le conférencier de rappeler que les Tunisiens ont conservé ce
réflexe.

A présent qu’ils ont payé le prix de la liberté, par la vie des martyrs de la
Révolution, il faudrait qu’ils s’apaisent pour garder cette liberté et pour
piloter le chantier démocratique. La liberté, ils la respirent pour la première
fois. Bourguiba leur a offert un destin, mais pas la liberté. Lui, «l’élu» de la
nation se sentait une âme «d’instituteur» et il est vrai que Bourguiba savait y
faire avec le peuple et était doué pour la pédagogie, en politique.

Mais le despote éclairé n’a pas su lâcher du lest, bloquant la trajectoire
démocratique qui devait fatalement déboucher sur l’alternance. Il s’est refusé à
cette option et la lumière céda la place à l’arbitraire. On connaît la suite.
Tout le travail, à présent, sera de préserver cette liberté, dans les dédales du
nouvel édifice démocratique qu’il faudra concevoir et mettre sur pied.

Le pari de Hegel pour un Etat Fort

La liberté, insistait Jean Daniel, est toujours sujette à contingences. On ne
sait pas ce qui peut arriver, quand on évolue sur un terrain démocratique que
nous découvrons pour la première fois. Les courants politiques trustent le champ
public et fragmentent le socle de l’opinion nationale. Jusque-là le pays a eu à
se prononcer sur des questions fondamentales, telles l’éducation publique et
gratuite, la santé, la circonscription populaire pour l’armée, etc.; demain,
l’irruption des partis va faire apparaître des clivages qui vont fragmenter le
front populaire. Il y aura des militants qui vont se mobiliser pour leurs idées
politiques. On pense que le débat d’idées va éclipser le débat national, le seul
qu’on ait pratiqué mais c’est celui qui a conforté notre unité nationale,
éliminant par la même la lutte des classes et le régionalisme.

Le premier parti de Tunisie a été le corps de l’administration. Hélas, nous
n’avons pas su le prémunir de la bureaucratie. Il a été facile à l’oligarchie
mafieuse de l’instrumentaliser. Mais la particularité tunisienne, semblait dire
Jean Daniel, est que le collectif des vertueux du corps de l’Administration a
résisté aux forces du mal et le pays a fonctionné y compris sous la dictature.

De son extrême délicatesse, et de sa prudence professionnelle, le conférencier a
parlé du devenir de la révolution en termes allusifs. C’est au détour d’une
anecdote savoureuse qu’il a distillé un message pertinent. Au cœur de la crise
de mai 68, Raymond Aron, fidèle au camp du Général De Gaulle, voulait faire
raison garder à Michel Foucault, rangé à la dynamique de la contestation
l’invitant à «rester Hégélien et de ne pas piétiner le lustre de l’Etat». Et
l’Etat tunisien est notre réalisation la plus précieuse. L’Assemblée
constituante devra en tenir compte. Un Etat fort, cela donne des indications
précises sur l’édifice démocratique à mettre en place pour l’avenir. Une option
parlementariste nous exposerait aux vents mauvais des extrémismes de tous bords.
D’autant qu’on les voit s’activer à prendre la place de l’Etat pour assurer des
prestations sociales qui leur procurent une proximité populaire qui pourrait
demain être un levier redoutable la veille des scrutins.