Internet : Tous fliqués !

Par : Tallel

Les mails que vous envoyez, les sites que vous consultez, les réseaux sociaux
que vous fréquentez n’ont pas de secret pour les employeurs peu scrupuleux. La
Cnil tente de mettre le holà.

Ce jour-là, ce chef d’entreprise décide d’appeler Michel, l’un de ses
commerciaux. Il lui a donné un portable doté d’un système
GPS. Le commercial
l’ignore. «Allô, Michel, où en êtes-vous ?» Michel : «Patron, je ne pourrai pas
être à l’heure à mon prochain rendez-vous. Il y a un accident sur la route. Une
petite Fiat est complètement cassée. La conductrice est dans les mains des
pompiers. Désolé !» Le chef d’entreprise tapote alors un code sur son
ordinateur. Et que découvre-t-il? Michel est en bonne compagnie dans un hôtel de
Châlons-sur-Marne. L’hôtel des Lilas, plus précisément.

Michel n’a pas été sanctionné. Pour qu’il le soit, son patron aurait dû, selon
la Commission nationale de l’Informatique et des Libertés (Cnil), lui dire que
son portable était équipé d’un GPS. Mais on imagine que sa carrière s’est
achevée ce jour-là. Cette histoire en dit long sur le pouvoir diabolique des
nouvelles technologies.

Caméras cachées

vrai ? En pire. « Même dans ses cauchemars les plus fous,
explique Jean-Emmanuel Ray, professeur de droit social qui s’est passionné pour
ce sujet, Orwell n’aurait pu imaginer de telles pratiques. Big Brother,
aujourd’hui, c’est la Bibliothèque rose». Portables munis de GPS,
vidéosurveillance, géolocalisation, internet et réseaux sociaux ou simple
délation par des salariés : nous pouvons tous être surveillés, fliqués, tracés.
La preuve ? Aujourd’hui, 800.000 entreprises sont équipées de systèmes de
vidéosurveillance contre 600.000 il y a quatre ans. «C’est un marché qui se
développe, explique Patrick Haas, rédacteur en chef de la revue «En toute
sécurité». Surtout dans la grande distribution, petites surfaces ou grandes,
dont les directeurs pensent que le vol interne est très important».

La surveillance des salariés a toujours existé. Le contrat de travail,
rappelons-le, est un contrat de subordination. Dans les années 1960, les cadres
faisaient des «enquêtes de voisinage» sur des bleus, jeunes embauchés encore à
l’essai. Vint le temps des pointeuses, puis des badges. Sans parler des
contremaîtres toujours à l’affût du temps passé aux toilettes. Mais un cadre, un
contremaître, ça va, ça vient. «Du temps de la génération
«Boulogne-Billancourt», dit Jean-Emmanuel Ray, on pouvait négocier. Aujourd’hui,
le réseau est plus intrusif que le patron». Yann Padova, secrétaire général de
la Cnil, confirme : «Ces affaires constituent une part très importante des
plaintes que nous recevons, et qui ont augmenté de 35% en deux ans».

Souvenez-vous. C’était en 2006. L’affaire du Carrefour d’Ecully dans la banlieue
chic de Lyon, ouvre les yeux de l’opinion sur ces pratiques dignes d’un affreux
polar. Régis Sauvage, 36 ans à l’époque, agent de sécurité, révèle qu’il a été
payé pour surveiller les salariés à l’aide de caméras cachées, d’écoutes
téléphoniques. Michel, un des salariés, accusé de vol, est emmené par les
gendarmes, sa maison est perquisitionnée. Il a bénéficié d’un non-lieu. Mais il
ne s’en est jamais remis. Régis Sauvage a été licencié. Le directeur de
l’établissement aussi. Un an plus tôt -mais cette histoire est passée
pratiquement inaperçue-, c’est un salarié d’une usine automobile Smart de
Moselle qui découvre une petite boîte… dans les toilettes pour hommes. Il la
démonte et constate qu’il s’agit d’une caméra de surveillance hypersophistiquée.
Il l’immortalise illico avec la caméra de son téléphone portable. La direction
de l’usine a été condamnée pour atteinte à la vie privée.

«Tracée toute la journée»

Aujourd’hui, la Cnil et la jurisprudence de la Cour de Cassation tentent de
mettre le holà. Fini, sous peine de fortes amendes, la vidéosurveillance à
l’entrée des locaux syndicaux ou dans les toilettes. Le chef d’entreprise doit
obligatoirement informer ses salariés et les élus syndicaux de tous les systèmes
mis en place. Fini, ou alors passible de fortes amendes, l’installation de
caméras dans les toilettes ou à l’entrée des locaux syndicaux, des vestiaires.
Une entreprise de prêt-à-porter a ainsi été condamnée à 10 000 euros d’amende
pour avoir placé vingt-trois caméras dans trois de ses magasins et au siège
destinées à surveiller les vendeurs, les caissiers et le personnel. Fini ?
Enfin, presque. Ecoutez Dorothée Ramaut, médecin du travail (1) : «Des caméras
captent toujours les entrées aux toilettes pour voir si le salarié s’y
décontracte, ou pleure. Comme les portes des infirmeries ou les endroits où l’on
peut fumer. Dans ces cas-là, il n’y a pas de sanctions, mais c’est beaucoup plus
pernicieux : on fait des remarques aux employés concernés en permanence sur leur
productivité. A force, ça mine».

Chaque matin, Christine, employée sur une plate-forme de France Télécom, se
connecte sur son ordinateur avec un «identifiant», un code et son mot de passe.
Le tout permet à son chef de savoir le temps qu’elle passe avec un client sur un
dossier et de calculer ses pauses. «Je suis tracée toute la journée. Tout cela
pour mesurer ma productivité. Et encore, moi, je suis aux réclamations. Pour
celles qui sont à la vente, c’est pire. Elles doivent vendre le plus de produits
possible et être rentables. Si elles ne suivent pas le rythme, un responsable
d’équipe vient les voir pour leur faire des remarques. Il n’y a pas de
sanctions. Mais de se sentir surveillés en permanence, c’est épuisant».

«Dégommer les collègues»

«Nous pouvons tout voir à partir d’un serveur centralisé, explique un
administrateur réseau, les hommes qui, dans les entreprises, gèrent tous les
problèmes de votre ordinateur. Les mails que vous envoyez, les sites que vous
consultez, les réseaux sociaux comme
Facebook Vous croyez avoir effacé un mail
où vous disiez du mal d’un de vos collègues ? Rien ne disparaît, tout est
récupérable. Et, évidemment, nous pouvons stocker les pages vues». Ainsi, Raoul,
la cinquantaine, technicien chez PSA, a été licencié pour avoir consulté un site
porno. Dominique, caissière dans une enseigne de distribution, a été accusée de
vol et menacée de licenciement par son DRH. Les policiers finissent par la
blanchir. Du coup, elle déverse sa colère sur Facebook et traite le DRH de
«brêle». Elle prendra la porte. Louis, 32 ans, avait adressé par mail un CV à
une boîte concurrente. Son chef est tombé dessus. «Tu n’es pas bien chez nous ?»
«Si, répond Louis. C’était comme ça. Pour savoir ce que je valais sur le
marché». Louis a perdu son job.

Robert Provost est élu CFDT à l’usine Benoist Girard, une filiale de la
multinationale américaine Stryker, qui fabrique du matériel orthopédique près de
Caen. Il y a deux ans, il découvre que les ordinateurs de l’entreprise sont
équipés d’EthicsPoint, un système, décliné en quarante-cinq langues, qui,
dit-il, «sert à dégommer les collègues». Ainsi, vingt-quatre thèmes sont soumis
à la désignation des cafteurs. De la «discrimination au harcèlement» à l’«abus
de stupéfiants», en passant par «la mauvaise conduite ou comportement
inapproprié». Le délateur ne sait pas trop sur quelle proposition cliquer ?
Qu’importe ! Il pourra toujours aller dans la case «sujet d’inquiétude» … En
novembre 2009, une ordonnance de référé condamne l’entreprise à suspendre
l’utilisation de ce dispositif. La société a fait appel. Curieusement, la Cnil,
saisie, n’a pas voulu donner d’avis. Orwell, ils sont devenus fous !

(1)  Auteur de «Journal d’un médecin du travail», Le Cherche Midi.

Source:

http://hebdo.nouvelobs.com/sommaire/notre-epoque/098322/tous-fliques.html
.