Le Saf Saf de la Marsa : une Histoire d’authenticité

Saf-Saf-annees-70.jpgUn
puits, une noria, une chamelle, un arbre gigantesque et un restaurant. Ce
sont là, depuis, au moins, le milieu des années cinquante, les seules
caractéristiques qu’on reconnaisse au Café le Saf Saf. Ce n’est pas tout à
fait faux. Mais il a derrière lui une histoire de trois cents ans.

La voici.

Ce qui, en plein été, frappe le plus dans cet espace, c’est qu’il offre, sur
sa terrasse intérieure, une brise matutinale et câline à même de narguer la
chaleur estivale. Jeunes et hommes d’un certain âge viennent quotidiennement
s’y installer pour s’adonner – calmement – à quelques parties d’échecs, de
rami ou de belote. Autour d’autres tables, des familles clairsemées et
quelques touristes. Jusqu’en fin d’après-midi – mais en dehors de la sieste
– c’est quasiment le même spectacle de tous les jours. Le soir, c’est une
autre ambiance qui prévaut. Bien qu’il n’offre pas une carte assez riche en
mets, l’espace, qui ne désemplit pas jusqu’un peu tard dans la soirée,
propose juste le fameux plat tunisien, le sandwich au thon, le brik à l’œuf,
le fricassé et – imposée par les temps modernes – la pizza, soit des plats à
valeur d’hors-d’œuvre mais dont raffolent les Marsois et tous les visiteurs.
D’apparence très simple et limitée, cette cuisine présente néanmoins
l’avantage de n’avoir jamais dérogé à ses composantes, à sa tradition, à son
authenticité. Seul regret, le spectacle d’autrefois est aujourd’hui tronqué
: la noria est tristement immobile, et le chameau dans son écurie.

Une aubaine dans le désert

Il faut remonter très loin dans le temps pour retrouver l’origine de cet
espace. Mais à l’époque, l’Histoire restait encore silencieuse sur certains
points. Tout, par conséquent, laisse supposer que cette contrée balnéaire
était plus ou moins déserte, en ce sens qu’elle n’était animée que par
intermittence, à l’occasion de sa traversée par des caravanes venues d’on ne
savait où mais sûrement en partance pour Tunis. Lieu de rencontre et
caravansérail d’autant plus profitable qu’il y avait – aubaine inestimable –
un puits. Sinon pour le climat du lieu, du moins pour cette source d’eau,
les caravaniers prisaient cet endroit qui leur offrait de quoi abreuver leur
bétail de tous genres. Bien des décennies plus tard, ils allaient même se
rendre compte que l’eau était, non seulement potable pour l’homme, mais
semblait présenter quelques vertus thérapeutiques, en tout cas assez bonne
pour la digestion.
 

Saf-Saf-vers-1950.jpg

Ce n’est donc qu’au début du 18ème siècle que l’Histoire commence à
balbutier ses premiers mots. Certains beys de la dynastie husseinite avaient
jeté leur dévolu sur cet endroit, mais beaucoup plus pour y laisser brouter
et s’abreuver leurs chevaux que pour autre chose. A partir de 1835, c’est
Mustapha Pacha et jusqu’à Mohamed Lamine, en passant par Ahmed Pacha 1er,
qui exigeaient que leurs purs-sangs fussent désaltérés à cette source d’eau.
Mais pas seulement : de petites résidences beylicales furent dressées ça et
là. Depuis la nuit des temps, la Marsa avait on ne sait quoi de si attirant
; ou c’est peut-être les familles beylicales qui s’y étaient succédé qui lui
avaient donné un tel prestige et un tel charme. Bien avant la création de la
Municipalité de la Marsa en 1912, un certain Cheikh Bahri, Tunisois né dans
la Médina arabe de Tunis, avait acquis l’espace et y avait même construit un
café maure, non sans prendre soin de le grillager évidemment. Curieusement,
ce n’est pas le puits providentiel qui allait donner son nom à l’espace,
mais un peuplier gigantesque trônant à quelques pas de la source. Vieux d’au
moins trois siècles, le peuplier, altier et carrément hautain, ombrage de
ses branches une bonne partie de la terrasse intérieure. En cherchant
l’équivalent de peuplier dans la langue arabe, Cheikh Bahri tomba sur le mot
Saf Saf. Sitôt découvert, le nom fut sitôt attribué à l’endroit. Depuis, au
moins, un siècle et demi, tout le monde parle du Saf Saf de la Marsa, alors
que très peu nombreux sont ceux qui en connaissent le sens. Qu’importe. Un
nom et un café sont donc nés…

Fethia, la belle tournante

Bien que devenu propriété privée, le puits du Saf Saf ne pouvait pour autant
être fermé au public ; après tout, c’était une aubaine du ciel. Sauf qu’il
fallait organiser un tant soit peu les choses, tout le monde ne pouvant
continuer à puiser l’eau chacun à sa manière et dans la confusion. Ainsi
naquit l’idée d’une noria devant puiser en continu l’eau. Mais au moyen de
quelle énergie ?… Epoque oblige ou volonté de rester le plus fidèle à
l’originalité de l’endroit, toujours est-il que Cheikh Bahri opta pour une
chamelle devant porter un bandeau sur les yeux pour avoir l’impression de
fouler un parcours droit et interminable, comme celui menant à quelque lieu
de pèlerinage. On connaît tous le procédé : la chamelle, en tournant à son
insu, fait tourner la noria qui puise l’eau du puits. Mais ce que très peu
de gens savent, c’est que la belle tournante s’appelle Fethia. Et toutes
celles qui lui succèderont s’appelleront d’office Fethia. Il n’y a pas de
pourquoi. C’est comme ça. Mais d’une seule pierre, donc, Cheikh Bahri avait
fait deux coups : de l’eau puisée en permanence (toute la journée, du moins)
et le spectacle d’une Fethia très sage et visiblement heureuse de servir sa
caravane imaginaire, alors qu’elle ne faisait que tourner en rond.


Les années fastes du Saf Saf

 

Durant plusieurs décennies, les choses devaient en
rester là : le Saf Saf, un lieu de rencontre et de croisement d’individus,
abstraction faite de leur couche sociale, de leur religion et de leur sexe.
Des familles entières venaient se prélasser, se détendre, siroter un café
turc ou un thé à la menthe. Puis, la cuisine juive inspira les maîtres des
lieux qui ne sont autres que la descendance de Cheikh Bahri, le Saf Saf
étant un legs à succession automatique. Ainsi le brik à l’œuf et le plat
tunisien firent leur entrée, vite suivis du fricassé. Nous sommes à l’époque
de Abdessatar Bahri, petit-fils du fils de Cheikh Bahri, et le tout premier
bachelier de Tunis. Au seuil de l’indépendance du pays, nous tombons sur
Mohamed Bahri, agronome de sa qualité, mais devenu premier responsable du
Saf Saf. Et c’est sous son ‘‘protectorat’’ que le Café Saf Saf allait
connaître ses années fastes. Au palier inférieur attenant la terrasse
intérieure, avait été dressée la scène du Saf Saf. La toute première vedette
à l’avoir montée était vraisemblablement Ali Riahi avec son orchestre. Le
plus vieux serveur du Café rapporte que même Houyem Younès, la célèbre
chanteuse libanaise, s’y était produite. Mais une chose est sûre : celui
dont, durant plusieurs saisons estivales, le nom était resté longtemps collé
au Saf Saf n’était autre que Tahar Gharsa. Les soirées du Saf Saf, à base de
malouf, étaient pour les Tunisois de l’époque ce que sont devenus les
festivals de Carthage et de Hammamet pour nous autres d’aujourd’hui. Soirées
d’autant mieux appétissantes que les grillades de toutes sortes étaient
venues à la rescousse du plat tunisien et du brik à l’œuf. A bon
entendeur…

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Bourguiba au Saf Saf