Jamel Gamra : «A mon successeur, je dirais “relancez la stratégie Roland Berger“»

Il estime que le plus important à retenir de son passage à la tête du Tourisme est d’avoir mis en place un plan d’urgence pour sauver la saison et l’arrière-saison 2013. Son action principale a été d’œuvrer à la mise en place d’un parapluie qui assure le soutien du gouvernement au tourisme. Y a-t-il particulièrement réussi?

Interview – bilan avec Jamel Gamra qui, selon les accords émanant du Dialogue national, ne sera pas reconduit. Il revient sur l’endettement du secteur hôtelier, sur l’étude Roland Berger, sur son exercice au sein du gouvernement……

gamra-tourisme.jpgWMC: Quelle est la plus grosse réussite de votre exercice à la tête du ministère du Tourisme?

Jamel Gamra: Incontestablement, la reconstruction d’une image pour le tourisme saharien. Je constate avec beaucoup de satisfaction, après avoir soumis au gouvernement un budget pour Tozeur et sa région et avoir mis tout le monde au travail, le projet a été adopté. Il s’agissait de mettre au diapason les ministères, la profession, la société civile, les régions pour faire valider un budget de 18 millions de dinars sur les trois prochaines années.

A votre arrivée à la tête du ministère du Tourisme, vous aviez déclaré avoir une mission qui est celle de réussir la saison et ouvrir 4 gros chantiers que sont la sécurité, la propreté, la qualité et la promotion. Quel bilan faites-vous aujourd’hui de votre exercice?

Un bilan assez positif. La saison a été bonne et nous avons œuvré à résoudre des problèmes d’environnement notamment à Djerba. Pour la sécurité, c’est un travail continu.

Vous aviez déclaré avoir pour objectif 7 millions de touristes en 2013. N’était-ce pas trop ambitieux? N’en sommes-nous pas bien assez loin?

Je reconnais que cela était ambitieux et l’objectif était de mobiliser les équipes et tous les intervenants du secteur. Cependant, nous avons dépassé les 6 millions de touristes à ce jour et nous clôturerons l’année si tout va bien à pratiquement 6,4 millions.

Et pour la formation et qualité, véritables talons d’Achille de la destination, qu’avez-vous fait?

Pas grand-chose! Si j’avais évolué dans le cadre d’un gouvernement qui n’évoluait pas sans visibilité et dans l’urgence, j’aurais eu le temps de mieux faire.

Au lendemain de ma nomination, je me suis rapidement trouvé dans le détail et la gestion alors que pour réussir à avoir une vision plus globale, je me devais d’avoir plus de hauteur. C’est cela même le rôle d’un ministre!

Au vu des conditions exceptionnelles que vit le pays, je me devais de monter au front. Ce n’est qu’il y a quelques mois que j’ai commencé à prendre un peu de recul, à évaluer mes équipes et à mettre de l’ordre dans la maison tourisme.

L’exercice Jamel Gamra a balancé entre quelques coups, la construction de la route de Djerba qui a désengorgé la situation dramatique des déchets et une frilosité déconcertante. Et là, je prends pour exemple particulièrement la mise en route de la stratégie 2016 et le cas de l’UGPO qui a été amputé avant même d’avoir commencé.

Avec Djerba, nous sommes allés le plus loin possible avec la construction d’une route. C’est vous dire notre détermination à soutenir le tourisme dans l’île!

En ce qui concerne l’UGPO, elle m’a permis de voir les lenteurs qui existent dans mes équipes et les obstacles insurmontables et les freins qu’ils rencontrent avec les freins administratifs.

La vision Roland Berger 2016 est adoptée mais j’étais réticent pour le déclenchement de son application à grande vitesse et échelle sans un outil de pilotage. Je me suis attaché à la faire accompagner d’un bureau d’étude de dimension internationale pour lui assurer sa pérennité, efficacité et indépendance. Nous avons lancé l’appel d’offres, il y a 3 mois, et nous aurons le résultat le 5 janvier 2014.

A quoi sert l’UGPO alors?

J’ai senti avec l’ambiance qui règne dans l’administration, dont fait partie mon ministère, le besoin d’un corps étranger pour fixer les échéanciers, les objectifs…

Est-ce à dire que la machine ne répond pas?

J’ai une réunion de cabinet tous les lundis à 9h 00. Parfois, il arrive que le 1/3 de mon équipe n’y assiste pas. La rigueur et l’administration ne sont pas forcément au même rendez-vous!

Cela nous amène au cœur des défis. Quid des changements dans la maison tourisme?

Que pouvez-vous faire en mission de 6 mois, avec un gouvernement temporaire et un ministre du Tourisme temporaire? La situation est très difficile.

Que fait-on dans ce cas là?

On avance au mieux! C’est d’ailleurs pourquoi concernant la stratégie Roland Berger, j’insiste qu’il y ait un corps étranger que l’on outille de toutes les prérogatives pour mobiliser, sélectionner les chefs de projets, évaluer clairement chaque ressource humaine sans craintes ni influences. L’enjeu majeur pour la reconstruction de la destination est d’assurer la mise en place efficace de la stratégie Roland Berger qui va prendre plusieurs années. Ce serait criminel de la lier à un ministre!

Indépendamment des ministres qui changent, la stratégie Roland Berger redessine la destination. Pourquoi devrait-elle être remise en cause? N’est-ce pas un choix d’Etat?

Précisément. Il faut qu’elle soit pérenne et indépendante des personnes qui changent.

Vous aviez annoncé il y a quelques mois la création de la carte des investissements touristiques. Où en est le résultat?

Je suis en train de travailler dessus. La carte des investissements de la Tunisie nécessite encore au moins 6 mois de travail. C’est un travail colossal qui dessine tous les potentiels du pays en termes touristiques, et les traduit en projets spécifiques.

Réalisée en 4 étapes, la carte passe par l’administration, les régions, la profession et nous irons suite à sa validation vers la recherche des investissements.

Cette carte sera présentée quand?

Il y a du retard. Mais c’est un travail minutieux. Une fois achevée, nous pourrons dire que nous avons par exemple besoin de 3 gîtes ruraux ici ou d’un parc aquatique là. Nous serons alors en mesure de répondre aux besoins de chaque ville ou village du pays. C’est un travail qui implique tous les intervenants pour «rebâtir» la destination. Nous sommes encore loin de l’output final mais nous avons voulu gagner du temps et fournir une base de travail concrète: études, besoins, projets, investissements.

La carte pourrait être présentée au mois de mars 2014.

Comment parler de projets à un moment où l’investissement est plus grippé que jamais?

L’investissement est effectivement extrêmement grippé. Dès qu’on l’évoque, on parle automatiquement d’endettement du secteur!

Et pour cause! Où en est l’Asset Management Company?

Dans mon calendrier, l’Asset Management Compangy (AMC) a pris le temps qu’il lui fallait pour être discuté et négocié. Les professionnels ont adhéré au programme et s’y sont engagés. Nous devions lancer le programme avant la fin de cette année, mais j’ai réalisé au début du mois de décembre que nous en étions encore assez loin. J’étais un peu déçu de ce retard.

Selon les dires du représentant de la Banque mondiale, il y a des tensions et des réticences au niveau du ministère de la Justice pour céder des super pouvoirs à cette AMC.

L’AMC est-elle donc au point mort ou enterrée? Difficile de relancer l’investissement dans ces cas là!

L’AMC n’est pas annulée. Elle reste une partie de la solution. Elle va avoir à traiter les dossiers au cas par cas.

Entre temps, le secteur a besoin de financements. C’est pourquoi, je m’attèle à lancer un gros événement relatif à l’investissement touristique. Nous sommes en train de sensibiliser les banques et les fonds d’investissements comme celui du Cheikh Bander ou le Fonds arabe du tourisme.

Nous travaillons sur des pistes pour le tourisme alternatif avec la BEI

Voilà pour l’avenir ! Concrètement quelle est la situation actuelle? Combien d’hôtels ont fermé depuis le 23 octobre 2011? Combien d’emplois ont-ils été perdus? Combien allons-nous en perdre encore au terme de cette transition démocratique?

Nous avons une cinquantaine d’hôtels qui sont fermés soit pour leur entretien ou leur saisonnalité. J’estime que ceux qui ont fermé après la Constituante ne dépassent pas la quinzaine de structures. En tant que Tourisme, nous en avons fermé une dizaine pour cause de défaillances. Et ceux qui ont fermé de par leurs propres difficultés s’élèvent à une dizaine. Prenez l’exemple de Tozeur, 15 hôtels ont fermé avant la révolution.

Cela voudrait-il dire que la perception que l’on a du tourisme tunisien est encore plus noir que ne l’est la réalité selon vos dires? Comment s’y prendre pour changer cette tendance?

Exactement. Il s’agit désormais de redonner le moral et pousser à croire à nouveau dans le secteur. Il faut que tout le monde, du politique au simple citoyen, croit que ce secteur est vital pour l’économie du pays et porte en lui beaucoup de promesses. Le tourisme est l’affaire de tous!

Difficile de convaincre lorsqu’on rentre dans le détail de ce qu’il apporte et rapporte. Les statistiques cachent la misère du secteur. Comment faire adhérer les populations et divers intervenants lorsque l’on affiche une des recettes touristiques les plus basses de Méditerranée?

En êtes-vous sûre? La recette la plus basse de Méditerranée? Plus basse que l’Algérie?

C’est précisément ça que de se jouer avec les chiffres. L’Algérie n’est pas touristique mais comparez-vous au Maroc, à l’Egypte ou à n’importe quelle destination de la Méditerranée!

Pas de soucis! Comparons-les aux chiffres du Maroc. Ces derniers comptabilisent leurs propres ressortissants dans le nombre de touristes et des recettes! Rapportez les chiffres à la population ou à la dimension du pays, vous verrez que les proportions sont honorables. Ils valorisent le travail qui a été fait dans le secteur depuis un demi-siècle. La situation n’est pas si dramatique !

Ne va-t-elle pas encore empirer en 2014? A combien de fermeture d’hôtels supplémentaire devons-nous nous attendre? Les années d’élections ont la réputation de ne pas faire bon ménage avec le tourisme.

Il n’y aura pas plus d’hôtels fermés mais bel et bien des hôtels beaucoup trop vieux et dépassés qui seront détruits. Ils seront rénovés. L’hôtellerie tunisienne va innover. Notre objectif est de raser des hôtels et de rebâtir.

Pensez-vous que pour sortir le tourisme du marasme dans lequel il se trouve, il faille privilégier une approche par l’audace ou par la prudence?

L’audace.

L’avez vous été?

Oui. Un audacieux qui calcule les risques.

Sur les derniers 6 mois, quelles ont été vos 3 actions majeures?

Ma plus grosse bataille a été celle du tourisme saharien. Le report de la taxe hôtelière auprès de l’ANC est un détail mais j’avoue avoir réussi à mobiliser mes troupes et remettre la machine interne au travail.

Trois regrets?

Pas de regrets en particulier. J’ai mené tout ce que j’ai entrepris plus ou moins à terme malgré d’innombrables freins.

Etes-vous un ministre satisfait de son exercice?

Relativement oui. Quand je vois les chiffres du secteur remonter, je me dis que j’ai rempli une partie de ma mission. Maintenant, il reste de nombreux projets et réformes à mettre en place. Mes rapports avec mes équipes sont bons et j’ai découvert des gens de grande qualité. Mes rapports avec la profession sont aussi particulièrement cordiaux et complémentaires.

Monsieur le ministre, savez-vous que votre réputation tourne seulement autour de votre gentillesse, piété et bonhomie?

Je ne suis absolument pas un homme polémique! Je crois ferme dans les changements en douceur.

Je me faisais une idée quelque peu naïve du métier de ministre. Je pensais que lorsqu’il prenait une décision toute la machine se mettait à son service. Or, je me rends compte que pour nommer un PDG, il m’a fallu 3 mois.

La machine administrative est très lourde. Gérer des hommes et des femmes dans un contexte aussi délicat est très difficile. Il vous faut de la souplesse. Il vous faut ménager les susceptibilités et apprendre à tirer le maximum du potentiel existant et mettre les compétences et ressources là où il faut.

Si vous êtes sollicité à rester à la tête du Tourisme, accepterez-vous ?

Absolument. J’ai encore besoin de 6 mois!

Si vous deviez donner un conseil à votre successeur…

Relancez la stratégie Roland Berger.

Vous venez de l’entreprenariat et avez été catapulté PDG de la CTN et ministre du Tourisme. A l’homme, et de façon nettement plus personnelle, qu’est-ce que cela vous a apporté d’être ministre?

C’est une expérience inoubliable et passionnante. Cela apporte de l’honneur et permet de rencontrer des gens exceptionnels. J’aurais voulu davantage laisser mon empreinte. Ce que je n’ai réussi à faire faute de temps et en raison du contexte global que vit la Tunisie.

Avec du recul, vous vous êtes retrouvé ministre du Tourisme avec un gouvernement qui n’a pas forcément fait du tourisme sa priorité et une profession plus désolidarisée et affaiblie que jamais. Qu’est-ce qui vous a le plus fait défaut?

Si j’avais une profession plus solide et forte, nous aurions fait avancer le secteur de façon beaucoup plus rapide. Le gouvernement est très réceptif à toutes les initiatives qui visent à soutenir et renforcer le tourisme.

Mais la profession vous reproche tout de même de ne pas l’avoir suffisamment soutenue et renforcée

J’ai cherché à les impliquer à presque toutes les actions et démarches relatives au secteur. La place que mon exercice leur a accordée n’est même pas comparable avec ce qui ne se faisait avant moi. Pour changer les choses en profondeur, il faut changer les lois et cela n’est pas encore d’actualité au vu de la situation de transition démocratique du pays.

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