La situation de l’alimentation en eau potable est de plus en plus critique en Tunisie, avec de coupures d’eau et une dégradation de sa qualité qui sont devenues récurrentes. Face à cette situation, un marché illicite de l’eau s’est développé dans plusieurs régions du pays, d’après les témoignages de l’experte en gestion des ressources en eau, Raoudha Gafrej et de responsables régionaux, recueillis par l’Agence TAP.

L’eau de la source et/ou de la SONEDE vendue à 100 dinars le m3 

Une visite de terrain menée par l’experte, au niveau de la source d’eau de Sidi Medien (Zaghouan), a confirmé la naissance d’un marché illicite de l’eau. “Un marché très lucratif quand on sait que le bidon de 10 litres d’eau de Zaghouan est vendu dans le Grand Tunis et ses environs à 1 dinar, soit 100 dinars le m3, ce qui équivaut à 161,3 fois le tarif moyen de l’eau potable appliqué par la SONEDE (0,620 dinar/m3). La source de Sidi Medien étant équipée de deux robinets avec un débit actuel de 7 litres par minute et des jeunes se relayent toute la journée pour remplir les bidons de 10 litres, ce qui fait gagner énormément de temps aux transporteurs” .

Mme Gafrej affirme avoir été informée par des responsables de la SONEDE que “l’eau de la SONEDE est également distribuée dans des bidons, induisant en erreur les citoyens qui croient que c’est de l’eau de source”.

Une petite enquête réalisée par la spécialiste en eau, à Monastir et plus particulièrement à Bekalta, a révélé que près de 600 serres ont été irriguées cette année à partir des eaux de la SONEDE. Des agriculteurs lui ont avoué que même avec un achat du m3 d’eau à 1,2 dinar, l’agriculture des primeurs demeure rentable. A noter au passage que Monastir produit environ 41% de la production nationale des cultures maraîchères hors saison et que le périmètre irrigué de Nebhana (2.700 ha), dans ce gouvernorat n’a pu bénéficier cette année que d’un million de m3 d’eau alors que son quota habituel se situe à 7 millions de m3.

Ces méthodes illégales d’irrigation sont également pratiquées à Mahdia et à Sousse, affirme Gafrej, qui estime que l’augmentation de la consommation d’eau potable de la SONEDE dans le Sahel est plus d’origine agricole que domestique.

Le marché illicite de l’eau prend ainsi deux formes : un marché de l’eau “potable” destiné à la consommation domestique (eaux de sources et eau de la SONEDE) et un autre marché, plus lucratif destiné à l’irrigation, celui de la vente de l’eau de la SONEDE aux agriculteurs, compte tenu de l’importance des besoins…

Sur le plan qualité, et même si les sources d’eau sont de bonne qualité, la qualité ne pourrait pas, selon elle, être préservée lors du stockage et du transport. D’ailleurs, des médecins évoquent des gastro-entérites aiguës chez plusieurs patients dues à la consommation de ces eaux.

Le projet du nouveau code de l’eau encourage le partenariat public-privé

L’experte pense que la situation est d’autant plus critique que le nouveau code de l’eau, en cours de finalisation, “prévoit de présenter sur un plateau d’argent la gestion des ressources en eau et de l’infrastructure hydraulique aux privés qui veulent investir dans le secteur”. “L’Etat a investi, entre 2011 et 2016, plus de 1,5 milliard de dinars pour la construction d’ouvrages de mobilisation (barrages, conduites, forages profonds à plus de 2000 m, etc.), alors que les réponses aux problèmes de l’eau sont ailleurs. Pourquoi investir autant si on va tout léguer au privé?”, s’interroge-t-elle.

En effet, le draft du nouveau code de l’eau prévoit dans l’un de ses articles que “l’Etat encourage le partenariat public-privé pour la gestion des ressources en eau et l’administration des infrastructures de l’eau dans le cadre des privilèges ou de toutes les formes de partenariat soumis aux textes législatifs en vigueur et conformément aux principes de bonne gouvernance et à l’exploitation efficace des ressources en eau”.

Pour cette spécialiste, “ces constats laissent à penser que la dégradation des services de l’eau, en quantité et en qualité aussi bien pour l’eau potable que pour l’irrigation, accentuée par la sécheresse vécue ces deux dernières années, est préméditée pour changer la forme de gestion des ressources, mettant ainsi en péril les notions de souveraineté et de patrimoine national”.

Déclarer l’état d’urgence dans le secteur de l’eau 

Selon Gafrej, “l’anarchie observée dans la gestion des ressources, la dégradation de l’infrastructure de l’eau et les pratiques illégales qui fleurissent autour du secteur de l’eau confirment, l’incapacité du ministère de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche de gérer en même temps les ressources en eau et le secteur agricole”.

Accorder à la question de l’eau toute l’importance qu’elle requiert, revient, selon elle, à déclarer l’Etat d’urgence et à faire appliquer la loi. “Sans ces décisions courageuses et opportunes, tout laisse penser que l’orientation retenue favoriserait plutôt la privatisation”, conclut-elle.

La vente illégale d’eau : une pratique fréquente dans les régions 

De son côté, Mohamed Salah Glaeid, chargé de l’exploitation des périmètres irrigués dans le gouvernorat de Nabeul, a indiqué que “ce mode de vente d’eau est illégal, mais il est très pratiqué dans plusieurs régions du gouvernorat de Nabeul. Les vendeurs d’eau s’approvisionnent généralement à travers les forages privés (Haouria …) et les sources naturelles de la région. Ils prennent souvent à leur charge les analyses sanitaires de ces eaux pour se couvrir contre les éventuels risques”.

Selon lui, “ces vendeurs agissent généralement dans l’impunité la plus totale alors qu’ils n’ont pas l’autorisation de pratiquer ce genre de commerce et qu’une circulaire interdit cette pratique”. “Cette eau, poursuit-il, est vendue dans le centre-ville même de Nabeul, malgré la disponibilité du réseau de la SONEDE, et je pense qu’il s’agit là d’une tradition que les habitants de cette région sont en train de perpétuer”.

Pour sa part, le directeur de la santé préventive relevant de la Direction régionale de la santé à Nabeul, Omar Selimi, a affirmé que la vente illégale d’eau, qui remonte à 2003 dans le gouvernorat de Nabeul, expose les consommateurs à des risques sanitaires énormes liés essentiellement aux sources non contrôlées, mais également aux emballages utilisés qui ne sont soumis à aucun contrôle.

Selimi indique que des cas d’hépatite C ont été enregistrés dans le gouvernorat de Nabeul en 2016 (14 cas dans la région Boulhazi à Korba et 37 cas dans la région d’Ain Ghrab), soulignant que l’affection hépatique est probablement liée à l’utilisation de ces eaux.

Il affirme que des décisions de fermeture des puits utilisés pour la collecte de ces eaux et des locaux de filtration de l’eau de la SONEDE ont été prises en 2005, 2009, 2014 et 2016.