Cette troisième et dernière partie de l’interview que nous a accordée Ahmed El Karm concerne la situation économique générale du pays. D’emblée, M. El Karm rappelle que la situation est difficile, tout le monde en convient. Et de souligner que la Tunisie vise à atteindre deux objectifs qui, en apparence, sont contradictoires, selon lui.

Mais Ahmed El Karm, observateur averti et attentif qu’il est de la chose économique de la Tunisie, sait que des efforts de tous les acteurs –politiques, économiques et sociaux- sont indispensables pour redresser la situation.

Dans cet ordre d’idées, il est à rappeler que M. El Karm a été le premier à plaider pour “une loi d’exception“ pour sauver l’économique nationale. C’était il y a presque 3 ans de cela. Certes on ne l’a pas en ces termes, mais la loi sur l’investissement entrée en vigueur en avril dernier n’est qu’une forme modifiée de sa proposition.

Ahmed El Karm estime que «ceux qui nous gouvernent ont d’abord la responsabilité de stabiliser l’économie du pays; cela veut dire qu’il faut réduire le déficit budgétaire qui a atteint des niveaux insupportables. En même temps, il faut contenir le déficit de la balance courante, conséquence d’un décalage entre des exportations qui stagnent et des importations qui dérapent».

40% des emplois dans les services, y compris dans les banques, vont disparaître dans les 20 prochaines années. Nous allons rapidement vers une nouvelle organisation basée sur le big data, l’intelligence artificielle, la 4e voire la 5e génération, l’internet des objets, la robotisation, etc

Dans ces conditions, «est-il possible de concevoir valablement une gouvernance d’expansion et de relance. C’est là où apparaît la difficulté de l’exercice : stabiliser certes mais ne pas s’arrêter, il faut stimuler la croissance pour répondre aux attentes d’emploi et d’équilibre régional».

Pourquoi de la croissance? «Parce qu’il y a du chômage. Près de 600.000 jeunes tunisiens n’ont pas d’emploi, il faudra leur donner espoir dans l’avenir. C’est une responsabilité sociale que de leur trouver un emploi permanent. Pour ce faire, il faut investir, mais pour investir il faut qu’il y ait du financement. Or, la mobilisation des ressources nécessite un cadre garantissant la stabilité des affaires notamment par la maîtrise des déficits budgétaires et courants», souligne le banquier.

Ceux qui nous gouvernent ont d’abord la responsabilité de stabiliser l’économie du pays; cela veut dire qu’il faut réduire le déficit budgétaire qui a atteint des niveaux insupportables. En même temps, il faut contenir le déficit de la balance courante, conséquence d’un décalage entre des exportations qui stagnent et des importations qui dérapent

Mais il a confiance, car, dit-il, «je pense qu’il y a de l’intelligence dans les rouages de l’Etat. Les décideurs sont en train d’aborder la gestion de la chose publique d’une manière plus professionnelle profitant en cela du soutien du Fonds monétaire international et d’autres bailleurs de fonds. Il devient indispensable d’engager les vraies réformes qui touchent entre autres la compression des dépenses de l’Etat, la limitation du gaspillage notamment au niveau de la Caisse de compensation, l’amélioration de la productivité et de la compétitivité des entreprises, l’adaptation du code de travail, etc. Il y a donc des réformes à mettre en place qui sont certes douloureuses mais, oh combien, nécessaires. Car si elles ne sont pas entreprises maintenant, leur absence risque de coûter cher, d’hypothéquer l’avenir de la Tunisie et de mettre en cause les avancées démocratiques du pays», avertit M. El Karm.

Si des vrais réformes ne sont pas entreprises maintenant, leur absence risque de coûter cher, d’hypothéquer l’avenir de la Tunisie et de mettre en cause les avancées démocratiques du pays

Ahmed El Karm estime nécessaire d’agir avec pédagogie. Tout en reconnaissant qu’il y a un déficit en la matière, il considère que «si nous accompagnons ces mesures douloureuses par d’autres actions garantissant la liberté d’entreprendre, ouvrant une nouvelle page en matière de justice fiscale, supprimant les contrôles préalables notamment le contrôle de change, il est possible de susciter un redémarrage rapide de la croissance atténuant les coûts inévitables des réformes dérangeantes des rentes de situation».

«Je plaide donc pour qu’on agisse dans les deux sens : faisons des réformes qui mènent à une application stricte de la loi, c’est indispensable. En même temps, donnons au Tunisien la liberté d’entreprendre. Nous avons des jeunes de bon niveau qui excellent partout dans le monde, pourquoi pas en Tunisie…».

Si nous accompagnons ces mesures douloureuses par d’autres actions garantissant la liberté d’entreprendre, une justice fiscale, supprimant les contrôles préalables notamment le contrôle de change, il est possible de susciter un redémarrage rapide de la croissance

«Aujourd’hui on entre dans ce qu’on appelle la troisième révolution industrielle qui annonce un mode totalement différent de tout ce que nous avons connu jusque ici. Cette évolution est portée par des disciplines innovantes. Il s’agit des technologies de l’information et de la communication, de la biotechnologie, de la nanotechnologie et de l’intelligence cognitive… Si nous n’abordons pas rapidement ses mutations avec emphase et motivation, nous risquons d’être mis à l’écart du monde moderne et raterons un vrai rendez-vous avec l’Histoire», avertit-il.

Pour M. El Karm, «nous devons aborder cette mutation avec des prismes différents: laissons de côté tous les sentiers battus, tout ce que nous avons connu, et essayons de bâtir notre avenir sur du nouveau».

“En Tunisie, avec seulement 11 millions d’habitants, les moyens de payement par internet sont bloqués parce que, entre autres, subsiste un contrôle de change vieux de plus de 50 ans“

Il prend pour exemple le commerce électronique, qui est aujourd’hui très développé en Chine (un pays de 1,3 milliard d’êtres humains), où la moitié du commerce s’y traite sur internet. «Or en Tunisie, avec seulement 11 millions d’habitants, les moyens de payement par internet sont bloqués parce que, entre autres, subsiste un contrôle de change vieux de plus de 50 ans».

Pour lui, on ne peut aborder ces mutations avec des schémas anciens. «Jetons tout ce qui est ancien, révolu, et construisons un nouveau modèle, ce qui a été fait en Californie, en Chine et même en France, on peut le réaliser en Tunisie», pense-t-il.

«A Amen Bank –et je pense que c’est pareil pour les autres banques aussi-, nous avons depuis longtemps anticipé cette révolution technologique. Nos cadres se forment et se rodent pour mieux maitriser ces nouvelles technologiques», explique-t-il.

Nous devons aborder cette mutation avec des prismes différents: laissons de côté tous les sentiers battus, tout ce que nous avons connu, et essayons de bâtir notre avenir sur du nouveau

Et de souligner que «40% des emplois dans les services, y compris dans les banques, vont disparaître dans les 20 prochaines années. Nous allons rapidement vers une nouvelle organisation dans nos banques et dans nos entreprises basée sur le big data, l’intelligence artificielle, la 4e voire la 5e génération, l’internet des objets, la robotisation, etc. Ces avancées technologiques sont en train de métamorphoser le mode de travail et de provoquer, certes, des traumatismes et des angoisses, mais recèlent des opportunités indéniables et des nouveaux horizons qui susciteront la création des bases différentes pour organiser les relations de travail dans l’entreprise».

“Vous ne pouvez pas imaginer l’effet positif qu’aura cette modernisation basée sur la maîtrise des nouvelles technologies de l’information, sur le dynamisme économique du pays. Elle est porteuse de quelques points de croissance dont la Tunisie a énormément besoin…“

En conclusion, M. Ahmed El Karm déclare: «Tout est possible. Un de mes rêves est de voir se supprimer tout contact physique entre l’administration et le citoyen, c’est-à-dire que le citoyen, à partir de son domicile, de son lieu de travail, muni d’un ordinateur, arrive à satisfaire tous ses besoins administratifs sans se déplacer, et cela grâce à un dialogue intelligent avec le système. C’est faisable, la Lettonie l’a déjà réussi. Elle est en train d’exporter ce modèle d’organisation administrative totalement numérique à toute la planète.

Ce sont des actions prioritaires qui vont nous préparer à un nouveau stade de développement. Vous ne pouvez pas imaginer l’effet positif qu’aura cette modernisation basée sur la maîtrise des nouvelles technologies de l’information, sur le dynamisme économique du pays. Elle est porteuse de quelques points de croissance dont la Tunisie a énormément besoin pour donner des emplois permanents et gratifiants à sa jeunesse».

Propos recueillis par Tallel BAHOURY

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