Youssef Chahed, chef du gouvernement, vient d’annoncer le fameux remaniement tant attendu depuis plusieurs semaines. Pleins feux sur les messages codés ou non de ce nouveau gouvernement appelé à combattre concomitamment terrorisme, corruption, évasion fiscale, importation anarchique, laxisme dans le secteur public, insubordination dans l’arrière-pays et autres dérapages multiformes.

Au plan de la forme, c’est un remaniement moyen. Il a touché 13 postes dont 9 ministres et quatre secrétaires d’Etat.

Au niveau de la structure, à la faveur de ce remaniement, ont été créés trois nouveaux ministères (Domaines de l’Etat et Affaires foncières, Commerce, Industrie et PME), et de nouveaux secrétariats d’Etat (Diplomatie économique, Commerce extérieur, Industrie et PME, Transport, Santé, Immigration et Tunisiens à l’étranger…).

Respect des quotas

Les nouvelles nominations ont respecté les quotas des partis qui sont représentés au gouvernement d’union nationale: Nidaa Tounès, Ennahdha, Afek Tounès, Al Massar, Al Joumhouri…

Les partis dominants ont toujours la part de lion. Nidaa Tounès conserve ses six ministères dont les trois ministères de souveraineté (Défense, Intérieur et Justice).

Ennahdha préserve ses trois départements ministériels. Le clou dans les nouvelles nominations nahdhaouies, c’est l’attribution à Zied Laaddhari d’un super ministère stratégique du calibre du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale. C’est une véritable surprise en ce sens où ce ministre s’est forgé, lors du gouvernement Chahed 1, la sinistre réputation d’être un ministre apatride, incompétent et acquis à la cause turque.

Toujours au rayon du parti de Rached Ghannouchi, mention spéciale pour la promotion de l’Œil d’Ennahdha à la présidence du gouvernement, Taoufik Rajhi, en qualité de ministre auprès du chef du gouvernement chargé des Grandes réformes.

Ces deux derniers ministres nahdhaouis seront tenus, néanmoins, en laisse par le fait que le premier sera doublé par le nouveau secrétaire d’Etat chargé de la Diplomatie économique qui évolue dans la chasse gardée de BCE (la diplomatie), tandis que le second devrait toujours rendre compte à son patron direct, Youssef Chahed, avant de prendre n’importe quelle décision.

L’empreinte de BCE et la co-signature de Youssef Chahed

Ce remaniement porte l’empreinte de la présidence de la République. A deux ans de la fin de son mandat, Béji Caïd Essebsi semble avoir voulu placer pratiquement tout son entourage dont certains membres sont d’anciens ministres de Ben Ali.

En effet, son ancien ministre de la Défense lorsqu’il était Premier ministre en 2011, Abdelkerim Zbidi, retrouve son poste à la tête des forces armées.  Son conseiller politique, Slim Chaker, est nommé ministre de la Santé. Ridha Chalghoum, son ancien conseiller économique après un passage en qualité de directeur du cabinet du chef du gouvernement, est nommé ministre des Finances. Hatem Ben Salem, qui était à la tête de l’institution présidentielle (Institut tunisien des études stratégiques “ITES“, est nommé ministre de l’Education nationale.

On pourrait dire que la seule signature, voire la co-signature de Youssef Chahed avec BCE, on la trouve dans la nomination de l’ancien chef de la Garde nationale, Lotfi Brahem, au poste du ministre de l’Intérieur. C’est la première fois qu’un cadre de ce corps paramilitaire soit nommé à la tête de ce ministère sensible. Une nomination qui ne serait pas du reste du goût de tout le monde. Affaire à suivre…

Le chef du gouvernement est parvenu toutefois à garder plusieurs de ses ministres dont il est particulièrement satisfait. Cas de Mabrouk Korchid, promu ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières; Samir Bettaieb, maintenu à la tête du département de l’Agriculture; Ghazi Jeribi, maintenu à la Justice; Mohamed Salah Arfaoui, conserve l’Equipement…, et ce en dépit des sévères critiques formulées à l’endroit de ces deux derniers.

Sécurité: l’heure est à la fermeté

Au niveau des attentes, et particulièrement au niveau sécuritaire, au regard de la nomination d’Abdelkerim Zbidi et de Lotfi Brahem à la tête des forces de sécurité du pays et au regard de la récente déclaration de BCE sur les tergiversations d’Ennahdha à se convertir en parti civil, tout indique qu’il faut s’attendre à un durcissement de la lutte contre le terrorisme et la contrebande. Il s’agit aussi de faire respecter le prestige de l’Etat en projetant de faire preuve de fermeté dans le traitement des insurrections non encadrées dans les sites de production pétrolière et minière. Alors, est-ce que cela prélude une fermeté dans ces domaines? C’est possible.

Politique, la fronde à l’horizon contre les “restes” de Ben Ali

Au chapitre politique, Béji Caïd Essebsi, qui a déjà trahi ses électeurs en établissant une alliance contre nature avec Ennahdha pour gouverner, risque de connaître certaines difficultés avec sa décision de nommer d’anciens ministres de Ben Ali…

Aujourd’hui, les choses ont changé. Avec la liberté d’expression, des syndicats puissants, une farouche opposition au Parlement et une détermination des indignés de l’arrière-pays à faire prévaloir leurs droits, ils (ces ministres) auront de sérieuses difficultés pour s’imposer à l’opinion publique.

Economie: les réformes du FMI seront mises en œuvre sinon…

Au plan économique, tout l’intérêt sera porté à l’examen de la mise en œuvre des grandes réformes recommandées par le FMI, autour desquelles il y a eu en principe un consensus de la part des partis représentés au GUN lors de leur récente réunion avec le chef du gouvernement. Il s’agit des réformes des Caisses de sécurité sociale, des entreprises publiques, de la compensation, du secteur bancaire et de l’administration…).

Des ministres à suivre particulièrement

Au plan du rendement attendu, cinq ministres seront particulièrement suivis voire surveillés.

C’est le cas de Mabrouk Korchid avec son projet de régularisation de la situation des Tunisiens résidant sur des terrains domaniaux ou exploitant des terres domaniales (accès à la légalité de la propriété et essaimage de la propriété à la Thatcher).

Idem pour Sarra Rejeb, secrétaire d’Etat chargée du Transport, dont la mission consiste à mettre de l’ordre à Tunisair, à moderniser sur un pied d’égalité et concomitamment les six ports de commerce du pays, à entamer la construction du port en eaux profondes d’Enfidha et à réhabiliter les voies ferrées fermées (Tunis-Kasserine, Enfidha-Kairouan, Tunis-Tabraka…).

Il s’agit également de Samir Bettaieb dont le département s’apprête à entreprendre de grands chantiers en matière d’économie sociale et solidaire, de dessalement d’eau de mer et de construction de nouveaux barrages et peut-être de prolongement du canal Medjerda vers le sud du pays.

Quant à Mohamed Salah Arfaoui, il est invité à accélérer le projet des corridors, voire ces voies expresses devant relier l’ouest du pays à la logistique portuaire et aéroportuaire du littoral. Il a tout intérêt, s’il veut marquer de son empreinte le secteur, entamer la nouvelle autoroute Tunis-Jelma (centre-ouest du pays).

Le nouveau ministre du Commerce, Omar Behi, n’est pas en reste. Ce dernier peut réussir là où ses prédécesseurs ont échoué, en l’occurrence la maîtrise des circuits de distribution à travers une lutte sans merci contre la cherté de la vie générée par les intermédiaires, la réduction, sans conditions, des importations anarchiques et l’activation des clauses de sauvegarde pour tout déséquilibre d’échange relevé en défaveur de la Tunisie dans le cadre des conventions de libre-échange, notamment celle conclue avec la Turquie.

La réhabilitation des anciens de Ben Ali, une grenade dégoupillée

En somme, nous pouvons dire que ce remaniement pose plus des problèmes qu’il n’en résout. Avec ce retour d’anciens de Ben Ali et de leurs lobbies aux rennes du pouvoir, il comporte plusieurs messages codés pour Ennahdha et pour le reste du peuple.

La pilule ne sera pas avalée facilement. Il s’agit d’une grenade dégoupillée. La réaction à ce remaniement, en termes philosophique, de Mehdi Jomâa, ancien chef du gouvernement et actuel président du parti Al Badil Ettounsi, est édifiante à ce sujet, quand il a cité cette maxime d’Albert Einstein: «La définition de la folie, c’est de refaire toujours la même chose, et d’attendre des résultats différents». Sic.