L’Armée nationale fête, le 24 juin 2017, son 61ème anniversaire. Je voudrais, à cette occasion, lui rendre l’hommage qu’elle mérite et lui faire part, en mon nom et en celui de mes camarades de promotion qui sont encore parmi nous, de toute notre gratitude, de notre reconnaissance, de notre attachement, de notre dévouement, et de nos remerciements pour tous les services qu’elle a rendus et qu’elle est en train de rendre à la Patrie avec cette humilité, cette modestie, cette discrétion qui font honneur à tous les tunisiens.

Elle a, encore, d’autant plus de mérite en s’attaquant, depuis presque six ans, à une nouvelle menace, plus insidieuse, plus sournoise, plus lâche, représentée par le terrorisme avec les succès et les martyrs que nous connaissons tous.

Cependant, très peu de nos concitoyens connaissent les conditions qui ont prévalu à la création de notre Armée nationale ainsi que les vicissitudes et les difficultés qu’elle a rencontrées durant sa mise sur pieds.

Je le fais parce que nombreux de nos concitoyens dont une bonne partie de l’élite qui, malheureusement, ne s’est jamais sentie concernée par l’accomplissement du service national, ignorent les circonstances dans lesquelles a été créée notre armée nationale ainsi que les difficultés qu’elle a trouvées pour l’acquisition, au départ, du minimum d’armement. Car, les pays occidentaux, par solidarité avec la France, ont décidé, durant quelques années, d’un embargo à notre encontre, sous prétexte que cet armement pourrait être cédé aux combattants algériens qui, depuis le 1er novembre 1954, menaient ce combat libérateur contre l’occupant.

Notre Armée nationale est l’une des rares armées au monde à s’être formée par elle-même et grâce à ses propres enfants. En effet, il est de tradition que lorsqu’un pays colonisé accède à l’indépendance, c’est l’ex-puissance coloniale qui l’aide à créer les attributs de sa souveraineté, dont l’armée. Cependant, la Tunisie ne l’a pas fait, pour les raisons évidentes qu’il n’est pas difficile d’imaginer. C’est pourquoi je rends un vibrant hommage à nos anciens, les vingt-six officiers tunisiens qui avaient servi dans l’armée française et qui ont été transférés, sur leur demande, à la jeune armée tunisienne ainsi qu’au contingent composé de près de mille quatre cents militaires comprenant un certain nombre de sous-officiers et dont la majorité était des hommes de troupe engagés dans la même armée française.

A ce petit contingent s’est greffée la petite Garde beylicale dont les grades de ses officiers ont été revus à la baisse. Je voudrais citer parmi ces anciens qui ont eu ce grand mérite -dont je me souviens encore-, les commandants Habib Tabib, Mohamed El Kéfi, Amor Grombali, les capitaines Mohamed Habib Essoussi, Lasmar Bouzaiane, Sadok Mansour, Béchir Bouaïche, Chérif Slama, Abdelaziz Ferchiou, Hassine Remiza, Mohamed Missaoui, Mohamed Kortas, Ahmed El Abed, Mohamed Limam, Amara Fecha, Kaddour Ben Othmane, Mohamed Abbès, Ali Charchad, Hassine Hamouda, les lieutenants Mohamed Béjaoui, Abdelhamid Benyoussef, Moncef Essid, Sadok Ben Saïd, Mohamed Salah Mokaddem, etc.

Cette petite escouade d’officiers n’avait pas bénéficié, pour la majorité, d’une formation militaire suffisante car elle n’avait pas suivi de stages dans les grandes écoles d’état-major ou d’écoles de guerre, vu leur origine et leur niveau. Pour forger la nouvelle entité, ils ont pioché dans leur riche expérience d’hommes engagés aux premières lignes sur tous les fronts de la Deuxième Guerre mondiale et même, hélas, des guerres coloniales françaises (en particulier en Indochine) pour créer et organiser une armée avec un état-major, des unités de combat ainsi que des services de soutien, des centres d’instruction et des écoles de formation. En un mot, ils ont su assurer et garantir une vie normale à des milliers d’hommes dans tous les domaines (recrutement, hébergement, habillement, alimentation, salaires, santé, matériels et équipements, armement et munitions, matériels roulants, instruction et formation, etc.).

C’est d’ailleurs grâce à eux que nous devrions être fiers et nous vanter d’être parmi les rares armées au monde à avoir formé et organisé notre Institution militaire sans conseillers ni techniciens étrangers, et nous n’avons eu, à ce propos, ni aide ni assistance d’un pays tiers. Bravo à nos anciens qui se sont ingéniés avec les moyens du bord pour créer de toutes pièces et organiser une armée moderne digne de ce nom. Pour tout ce qu’ils ont fait, nous, les jeunes officiers de la Promotion Bourguiba, qui, dix ans plus tard, avons commencé à prendre les rênes du commandement, nous leur sommes très reconnaissants.

Un baptême de feu rapide…

Très rapidement, notre jeune armée allait connaître son baptême du feu. Presque sans transition entre l’acte de création de cet embryon de forces armées et son déploiement sur le terrain, la guerre étant à nos frontières ouest et sur notre territoire, conservant encore, une présence militaire française, nos soldats étaient déjà sollicités pour des opérations de défense des frontières avec l’Algérie occupée, objets d’attaques-éclairs ou d’opérations de minage qui avaient déjà causé des pertes dans nos rangs.

C’est pourquoi soixante postes frontaliers ont été implantés le long de la frontière tuniso-algérienne, partant de Tabarka jusqu’à Bordj El Khadra et destinés à tranquilliser et, au besoin, protéger la population: d’ailleurs, le 6 octobre 1956, trois mois seulement après sa création, un violent accrochage opposa une compagnie de l’armée française à un groupe de résistants algériens dirigés par si Abbes, entre Bouchebka et Kasserine ayant entraîné d’importantes pertes des deux côtés. Le même jour, des renforts français ont effectué un ratissage complet des cheikhats de Fedj Hassine et de Hydra, blessant des femmes et emprisonnant des hommes et incendiant des gourbis.

Quelques mois plus tard, le régiment transféré de l’armée française se développa pour donner trois bataillons d’infanterie qui ont occupé les secteurs frontaliers des gouvernorats de Souk el Arbaa (Jendouba) + Le Kef, Kasserine, et Gafsa + Gabès. L’effectif qui était de mille sept cents hommes au départ, a été porté, grâce aux appelés du contingent et le rappel des réservistes, à près de dix mille hommes.

Deux ans plus tard, les unités de l’armée française d’Algérie, voulant punir les Tunisiens pour le soutien sans faille qu’ils apportent aux combattants algériens de l’ALN, les vingt mille hommes cantonnés en Tunisie et qui, outre le fait qu’ils étaient chargés de ravitailler les combattants de l’intérieur en armes et en munitions, participent, de temps à autre, au harcèlement des postes militaires français de l’intérieur, bombardèrent, avec son aviation, le village frontalier de Sakiet Sidi Youssef, le 8 février 1958, causant des centaines de morts, tunisiens et algériens, essentiellement des civils, dont un grand nombre d’écoliers. Aucun combattant ALN ne se trouvait parmi les morts ou les blessés. Trois mois plus tard, ce fut la bataille de Remada, le 25 mai 1958 qui eut pour conséquence, suite à l’arrivée du Général de Gaulle au pouvoir, le 1er juin 1958, la décision de l’évacuation de toutes les troupes françaises de Tunisie, exception faite pour la base de Bizerte.

Les sacrifices d’hier….

Aussi, nous, les officiers de la “Promotion Bourguiba“, la 1ère promotion d’officiers de la Tunisie indépendante, autant nous avons été marqués par le comportement de la classe 1958/1 qui, appelée pour effectuer une année de service, a été maintenue durant deux années, par nécessité de service, a été remarquable et n’a fait preuve d’aucune contestation, désertion ou absence, autant nous sommes enchantés par les succès que remporte, aujourd’hui, notre Armée nationale, toujours sans tambour ni trompette.

Connaissant la valeur de nos Hommes, nous sommes sûrs de la victoire, et nous demandons aux “nouveaux stratèges des plateaux de télévision“ de laisser nos unités poursuivre leur traque, leur recherche, leur œuvre et leur combat à leur rythme, notre souhait le plus cher étant qu’elles le fassent avec le minimum de pertes et de martyrs.

Que notre Armée nationale trouve, ici, l’expression de notre solidarité, de notre estime et de notre amitié. Et qu’elle demeure aujourd’hui, demain et toujours “Dévouée à la Patrie et Fidèle à la République“.

Colonel (r) Boubaker BENKRAIEM,

-Ancien Sous-Chef d’Etat-Major de l’Armée de Terre,
-Ancien Commandant du secteur frontalier de Sakiet Sidi Youssef (1958-61).