A défaut d’un consensus fondé et pertinent autour de l’identification des limites et carences de l’ancien modèle de développement, les think tanks tunisiens, experts, universitaires, gouvernement, économistes ont beaucoup cogité, depuis six ans, sur les alternatives, mais en vain, c’est-à-dire sans résultats tangibles, et crédibles, sans doute à cause de divergences structurelles, selon leurs propres dires.

Leur erreur a résidé, peut-être, dans le fait d’avoir axé leurs analyses sur la responsabilité des mauvais choix antérieurs et d’avoir pensé plus aux options et objectifs stratégiques à atteindre, dans le futur, qu’aux préalables à mettre en place pour y arriver.

Ainsi, quand le 13ème plan de développement économique et social (2016-2020) met l’accent sur l’amorce d’un nouvel modèle articulé autour de trois piliers (économie verte – économie numérique – économie sociale et solidaire), il ne fait pas clairement mention des mécanismes et prérequis à mettre en place pour y parvenir.

Migrer de l’exclusion vers l’inclusion

Partenaire de la Tunisie depuis son accès à l’indépendance, la Banque mondiale, diabolisée –souvent à tort par la gauche tunisienne-, vient pourtant d’y réfléchir et de proposer à la Tunisie, en des termes des plus diplomatiques, une feuille de route dont beaucoup de composantes peuvent être réalisées avec succès sur le long terme. Elle mérite qu’on s’y attarde.

Dans une interview à Oxford Business Group, cabinet d’études et de conseil britannique, une référence dans le monde des affaires internationales, le vice-président de la Banque pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, Hafez Ghanem, a esquissé les pistes à explorer par les Tunisiens pour migrer, sur des bases solides, d’un modèle de développement basé sur l’exclusion de larges segments de la société, en particulier les jeunes, les femmes et les citoyens des régions de l’arrière-pays, à un autre fondé sur l’intégration et l’inclusion.

Pour le vice-président de la Banque mondiale, la réalisation de la croissance inclusive est tributaire de trois grandes réformes prioritaires.

La première consiste à engager une réforme en profondeur de l’éducation. Il va de soi que l’angle de la réforme choisi, ici, par la Banque mondiale a des relents purement économiques de tendance libérale.

Priorité à l’éducation pour résoudre au moindre coût les problèmes de demain

Il s’agit, selon Hafez Ghanem “de faire en sorte que les jeunes soient prêts à saisir les opportunités économiques et la concurrence sur un marché du 21e siècle. La Tunisie, comme d’autres pays de la région, a considérablement élargi l’accès à l’éducation, ce qui est louable. Cependant, la qualité de l’éducation n’a pas été améliorée parallèlement à cette scolarisation. Il est nécessaire de renforcer l’enseignement des mathématiques et des sciences, et de revoir les méthodes d’enseignement en mettant l’accent sur les compétences du 21e siècle comme la résolution de problèmes, la créativité et le travail en équipe”.

Nous pensons de notre côté que cette réforme de l’éducation devrait comporter également et en bonne place l’inculcation aux jeunes générations de valeurs majeures comme le dévouement au travail, l’acceptation de la différence, le civisme et l’acquittement de ses devoirs en matière de payement d’impôt et de respect de l’environnement…

Business, plaidoyer pour des réglementations applicables à tous

La deuxième réforme a trait à l’amélioration de l’environnement des affaires. La démarche à suivre consiste à agir sur deux axes. Dans un premier temps, il s’agit d’encourager, d’après lui, les petites et moyennes entreprises (un modèle similaire à l’essaimage des PME à la Thatcher, ancienne ministre britannique), l’ultime but étant d’en faire un moteur de croissance et de création d’emplois.

Le second axe porte sur l’amélioration de l’environnement des affaires, appelé, au terme de cette réforme, à être plus ouvert sur l’extérieur et à favoriser l’émergence d’un secteur privé dynamique.

Pour y parvenir, il importe pour le vice-président de la Banque mondiale d’uniformiser les règles du jeu et de privilégier la concurrence nécessaire pour générer de la croissance et de l’emploi. “Cette option pour la concurrence et rien que pour la concurrence, dit-il, permettra également d’éviter l’accaparement des ressources par les élites -entendre par là les plus proches du régime- créant ainsi des opportunités pour le plus grand nombre plutôt que pour quelques-uns”.

Malheureusement, c’est encore le cas en Tunisie. Le clientélisme qui a permis, antérieurement, à des centaines de proches du pouvoir d’amasser des fortunes colossales est, hélas, encore en vigueur.

Jalloul Ayed, ancien ministre des Finances, disait il n’y a pas si longtemps que “le mal du pays réside dans la persistance de lois scélérates adoptées au cours des anciens régimes à la mesure de certains intérêts de castes proches du pouvoir. «Ces législations, a-t-il-dit, empêchent l’accès des privés à 25 secteurs où prévaut une situation de monopole».

Dans la même perspective, les autorisations administratives concernant à titre indicatif le juteux marché de la distribution de boissons alcoolisées sont accordées, depuis l’accès de l’indépendance, à des alliés au pouvoir et à des proches du palais de Carthage.

Le secteur bancaire, nerf de l’économie, est également gangrené par la corruption. Atomisé en banques publiques, banques privées et banques étrangères, ce secteur continue à accorder les crédits, comme le disait si bien Béatrice Hiboux (France) dans son livre sur la Tunisie -“la force de l’obéissance”- «les banques tunisiennes prêtent beaucoup plus sur un nom que sur un projet». Et la chercheuse française de préciser sa pensée: “le système des prêts bancaires en Tunisie repose avant tout sur le nom et la réputation et inversement sur l’absence d’analyse du risque et de gestion”.

La migration de l’informel vers le formel peut sauver la protection sociale

La troisième réforme vivement recommandée par la Banque mondiale porte sur la modernisation de son système de protection sociale, en l’occurrence l’ensemble des mécanismes de prévoyance collective qui permet aux individus ou aux ménages tunisiens de faire face financièrement aux conséquences des risques sociaux, c’est-à-dire aux situations pouvant provoquer une baisse des ressources ou une hausse des dépenses (maladie, vieillesse, invalidité, chômage, charges de famille…).

Par modernisation, la Banque mondiale entend par “une rupture avec les subventions et la mise en place d’un système de protection sociale fondé sur les transferts de fonds qui ciblent ceux qui en ont vraiment besoin”.

Pour l’Institution de Bretton Wood’s, “telle est l’approche utilisée partout dans le monde. C’est l’approche du 21e siècle, et, elle a vocation non seulement à promouvoir l’équité, mais à permettre une utilisation beaucoup plus efficace des ressources”.

Nous estimons que parallèlement à ce meilleur ciblage des bénéficiaires de la compensation, il importe également de travailler sur la migration de l’économie informelle vers le formel avec conséquence immédiate l’adhésion de centaines de milliers de personnes aux Caisses de sécurité sociale et d’assurance maladie, ce qui renforcerait les ressources, de manière significative, d’un système de protection sociale qui, de nos jours, semble avoir atteint ses limites.

Les experts sont unanimes pour avancer que l’avenir de la protection sociale en Tunisie et son extension à l’ensemble des travailleurs passe par la transition de l’économie informelle (50% de l’économie du pays) vers l’économie formelle.

Une étude fort intéressante a été menée, en 2016, par le Centre de Recherches et d’Etudes Sociales (CRES) en partenariat avec la Banque africaine de développement (BAD), “sur la protection sociale et l’économie informelle en Tunisie”.

Il en ressort que plus de 1 million de Tunisiens et Tunisiennes travaillent dans l’informel. Sur ce total, 83% sont des jeunes femmes. Tous ces travailleurs sont âgés de moins de 40 ans, c’est-à-dire en âge de cotiser.

Plus simplement, les Caisses de sécurité sociale du pays, actuellement confrontées à une crise aigüe, peuvent trouver dans le créneau de la migration de l’informel vers le formel un réservoir, voire un gisement de cotisations à même de les sortir de la crise et d’assurer un mieux être à l’ensemble des travailleurs et des citoyens.