Tunisie : Plaidoyer pour un modèle de développement rénové

Les modèles de sortie de crise pour des pays qui ont réussi leur transition sont abondants. Le tout est dans l’implémentation des modèles. Comment adapter un mode d’emploi assorti à la situation locale, là est la véritable difficulté.

Samedi 25 février, Pr Hédi Arbi, ingénieur économiste, ancien ministre de l’Equipement du gouvernement Jomaa, donnait une conférence au Cercle Kheirreddine à Tunis sur le thème de l’implémentation d’un modèle de sortie de crise, à partir des expériences de pays similaires.

La Tunisie s’est embourbée cinq ans durant dans le labyrinthe de la refondation de son modèle économique et elle ne voit toujours pas l’issue du tunnel. Le Cercle entend élaborer au moins un cadre de réflexion en vue de configurer un plan pragmatique de sortie de crise, au vu de l’échec de toutes les tentatives.

Lors d’une conférence antérieure, Pr Mahmoud Ben Romdhane, ancien ministre du gouvernement Essid, évoquait la nécessité de mettre sur pied le Conseil national du dialogue social. Cette fois-ci, Hédi Arbi entend, à travers l’examen approfondi du pilotage de quatre plans de sortie de crise, appeler l’attention sur la nécessité de la maîtrise d’œuvre dans ce chantier délicat. Les enseignements sont de grande utilité pratique.

Une vision, une approche, une méthodologie

Il n’y a pas besoin de le répéter mais l’on patauge à la recherche d’une sortie de secours, que l’on ne trouve toujours pas, sur terrain. Le Plan Jasmin était bien ficelé. Il n’a pas été suivi. Le pacte de Carthage? Totalement renié. Les programmes de rupture, tel “Tunisie Digitale“, ont cafouillé. La réforme de l’administration, le e-gov, l’open-gov, le zéro papier, le Smart land… semblent à portée de main mais ne se réalisent toujours pas. Les syndicats sont intransigeants dans leurs revendications d’ordre essentiellement salarial, du reste. Cette persistance dans l’impasse a de quoi agacer. Alors se tourner vers les expériences de transition qui ont réussi est un acte de sagesse et c’est bien le but poursuivi par Pr Hédi Arbi qui a martelé, avec insistance, qu’il faut une vision, une approche, une méthodologie. Et, par-dessus tout, une façon de faire, aux couleurs locales. La clé de la réussite est là.

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Quatre exemples de pays différents, sur des continents divers, avec des cultures différentes, plongés dans des crises graves, mais un dénominateur commun: un compromis local.

Qu’est-ce qui peut bien rapprocher la Slovénie et Singapour, deux micro-géographies, de l’Uruguay, si distant, enfin de la Suède, pays avancé. Tous les quatre ont plié à des règles simples et pragmatiques. Le recours aux experts indépendants, fussent-ils étrangers. Ces derniers se regroupent en un conseil économique et social qui s’occupe du chiffrage technique, de toutes les réformes. Ce collectif de compétences tierces, hors gouvernement, sans accointances partisanes, formalisent les choix structurants. Ces plans d’action sont ensuite confiés au système politique lequel ne fait qu’exécuter, échappant, par-là, à toute forme de controverse. Le tout, dit Hédi Arbi, est d’identifier les acteurs et de les exonérer de la responsabilité de la feuille de route pour leur laisser uniquement la partie pratique du plan de sortie de crise.

Une réussite à la clé

La Slovénie s’est effondrée en 1994. Elle avait un gouvernement adossé à une majorité mince, donc impuissante à faire les réformes fondamentales. Pourtant, l’âge de la retraite de 55 ans a bondi à 63 ans pour les hommes et 61 ans pour les femmes. Les taux de cotisation ont grimpé de 4 à 12%. Avec une inflation de 449%, les syndicats n’ont eu droit, à moins de prendre le risque d’une implosion des finances publiques, qu’à un rattrapage de 15% sur deux années consécutives et la troisième année les négociations n’ont été autorisées qu’à condition de la réalisation d’un taux de productivité de 2%. Le code du travail a été réformé pour introduire la flexisécurité. L’alchimie a opéré. La paix sociale était au rendez-vous.

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Pour la privatisation, 50% des entreprises publiques ont fait l’objet d’un LBO, c’est-à-dire un rachat par les salariés. Un quart a été cédé et le reste a été sacrifié.

Tous ces choix ont été exécutés sans le moindre couac. Un fonds social a été mis sur pied avec contribution mixte: 2% de contribution salariale et 10% provenant du budget. Il a servi à financer les programmes de réinsertion des licenciés. La demande sociale n’a pas été occultée.

La Slovénie s’est redressée en un an. Le PIB par tête d’habitant de 2.200 dollars en 1994 a bondi à 30.000 en 2016. A l’évidence, la manne européenne a aidé. Mais le gros de l’effort a été consenti par les classes laborieuses et le bon peuple.

Singapour, en 1975, se portait bien mais son establishment a tiré la sonnette d’alarme. Le pays devrait se positionner sur des chaînes à haute valeur ajoutée, a-t-il jugé. Les IDE n’ont pas déserté Singapour mais les investisseurs établis faisaient leur extension sur d’autres sites étrangers, jugés plus performants. Cela leur a suffi pour décréter l’urgence nationale d’une refondation du système. C’est donc un cas d’accouchement forcé parce que la crise était dans l’air, pas encore sur terrain, et il a fallu prendre les devants et réformer, durement.

Intel avait ciblé trois sites pour se délocaliser, et Singapour était le moins favori des trois. L’establishment local est allé faire du lobbying pour convaincre Intel de se baser à Singapour, ce qui fut fait, et toute l’industrie électronique en a profité. Et le pays a convaincu Intel par la justesse de ses choix. Des incitations fiscales significatives ont été accordées aux industries des IT. L’éducation nationale a été réformée par des technologues de l’enseignement. Et malgré le nationalisme belliqueux de Singapour, le chantier du redéploiement a été piloté par des expertises américaines, allemandes et anglaises. Une stratégie pour le plein emploi a été adoptée. Les salaires ont tous été relevés de 20% de sorte à orienter les investisseurs vers les secteurs à haute valeur ajoutée, seuls capables d’absorber les hauts salaires. Le slogan était “Défendre le revenu, pas l’emploi“. Et l’alchimie a encore opéré.

La Suède, à son tour, a eu à opérer un scénario complexe et difficile à appliquer, après l’effondrement de son système bancaire en 1991-1992. Elle a parié sur l’efficacité économique et la cohésion sociale. L’Etat a fait le choix de la compétence, de la transparence et de la bonne gouvernance fermant la porte devant toute forme de corruption.

Le Conseil économique et social suédois comprenait 3 nationaux et 37 étrangers. Et la confiance a fini par régner. La question, comme pour chaque cas, était de se prononcer sur la nature de l’économie de marché à adopter. L’option de l’Etat providence n’a pas été remise en cause. Quand la demande sociale est bien prise en mains, les résistances sont infimes et les réformes passent vite et bien.

L’Uruguay est un cas particulier et son scénario en 1984 de sortie de crise a connu un itinéraire à part. La tradition anarchiste de la gauche uruguayenne a fait que même quand les acteurs principaux dialoguaient paisiblement, aucune partie ne signait tant la suspicion était de mise. Cependant, l’idée du retour des militaires au pouvoir, en cas d’immobilisme prolongé, a fini par forcer le déclic. Le scénario, même s’il n’a pas performé sur le moment, n’en a pas moins œuvré à la stabilisation de la situation, abaissant l’inflation dans un premier temps de 400% à 125% pour finir par la juguler totalement. La demande sociale a été encore une fois prise en mains.

De fil en aiguille, les réformes ont fini par prendre malgré la tentation du gradualisme, très marquée, dans ce pays et qui a ralenti le process. A l’heure actuelle, l’Uruguay est le plus grand exportateur de software par tête d’habitant d’Amérique Latine.

Dans l’attente d’une formule de choc, tunisienne

Pr Hédi Arbi a été aux affaires, une année durant. Que n’a-t-il plaidé en faveur d’un scénario similaire? Les valeurs morales de l’homme interdisent de penser que c’est par faute de bonne volonté. Toutefois, on aurait aimé qu’il se prononce sur les chances de réussite, lui qui s’est frotté aux acteurs de la scène nationale, de cette consigne qui consiste à “technocratiser le politique’’.

Quelle serait la chance de succès de cette formule qui sépare le stratégique, le plaçant entre des mains expertes, et l’opérationnel, le confiant au système politique, en Tunisie? Toute cette ingénierie tactique est fort précieuse, mais Hédi Arbi a-t-il pris la dimension de la crise politique qui sévit en Tunisie? Le volontarisme politique ne fait pas défaut. Mais peut-il triompher des forces qui mettent l’Etat en crise? Mystère. Ce champ de la question n’a pas été abordé par le conférencier. C’est toute la zone d’ombre de la situation tunisienne dominée par des mains invisibles et malsaines obéissant aux forces des ténèbres, sabotant tout au passage.

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