«Inti mta3 echkoun?» «Hedheka walla hedhika mta3 Echkoun?», «inti taba3 echkoun». Tu appartiens à quel clan, toi? Celui-là ou celui-ci appartiennent à qui? Et lorsque dans ces cas précis, nous parlons d’appartenance, il s’agit d’appartenances inconditionnelles, presqu’esclavagistes à des courants politiques, à des mafias affairistes ou à des organisations corporatistes. En la matière, nous pouvons même parler de servilité.

En Tunisie, lorsque vous n’êtes pas dans la logique de l’appartenance, ce qui est, malheureusement, devenu le «tunisiennement» correct, vous êtes banni, ou pire, on pourrait virtuellement vous déchoir de votre nationalité!

Ceux qui veillent à s’approprier les esprits libres veillent aussi à neutraliser toute velléité d’indépendance chez ces derniers en cherchant à les détruire par tous les moyens dont ils disposent. Et des moyens sur tous les plans et avec les introductions qu’il faut face à une faiblesse manifeste de l’Etat.

Alors si vous critiquez l’UGTT, c’est que vous avez été débauché par l’UTICA ou que vous êtes à la solde des hommes ou femmes d’affaires (une débilité d’esprit écœurante). Si c’est l’UTICA qui fait l’objet de vos critiques, vous êtes à la solde de la CONECT et peut-être bien de l’UGTT. Si vous osez vous attaquer à la Jabha, vous êtes considéré comme l’avocat du diable: le libéralisme sauvage et vous vous acharnez sur le petit peuple. Si ce sont les partis libéraux auxquels vous reprochez d’être trop mous sans projets et sans vision, vous devenez un élément perturbateur qui vise à porter atteinte à l’image de ceux qui veulent sauver la liberté d’entreprendre et les valeurs de tolérance et d’ouverture. Pire, si vous n’êtes pas un fervent partisan de Nidaa, vous êtes forcément un nahdhaoui, destourien ou un infiltré qui veut condamner à mort le parti qui a remporté les élections.

Les institutions ne sont plus des garde-fous

Quant aux critiques que l’on adresse au parti islamiste Ennahdha, elles relèvent presque de l’anathème car la Nahdha est comme le coran pour certains, elle est incritiquable. Certaines personnes poussent le vice jusqu’à lancer des campagnes d’intox accusant l’Etat de fomenter lui-même tous les actes terroristes pour se débarrasser du parti «Illi ykhaf rabbi» (un parti respectueux de l’ordre divin).

Et dans toute cette cacophonie du qui appartient à qui, il y a de grands absents: la Tunisie, la patrie, la nation et les institutions. Le drame de la Tunisie et de ses faiseurs d’opinion est qu’on personnalise les institutions alors qu’elles devraient être au-dessus de tout et qu’il est de notre devoir de les préserver parce qu’elles sont les meilleurs garde-fous contre toute aspiration totalitariste.

Le drame de la culture clanique en Tunisie a commencé, il y a des décennies, avec l’ère Bourguiba lors de laquelle des castes se sont composées au service non pas des institutions de l’Etat mais de personnalités dont l’ambition politique était démesurée.

Les lobbys de l’argent, des idéologies…

Après les politiques, sont arrivés les lobbys de l’argent, ceux de la contrebande transnationale et des nouvelles idéologies religieuses en provenance des pays du Golfe.

L’appartenance à la patrie, à une nation, à un peuple dont la civilisation est millénaire garde-t-elle son sens aujourd’hui?

Pour Bourguiba, père de la Nation: «L’exaltation de Soi passe par l’ancrage de la Tunisie dans son propre passé historique, notamment préislamique, ainsi que dans son propre milieu géographique. À la question des origines historiques, le discours officiel répond par la mise en vedette d’une antiquité retrouvée qui donne des assises historiques à l’Umma tunisienne. Interrogé sur le monde arabe, Bourguiba remarque qu’il s’agit, en réalité, d’un groupe de pays indépendants, dont l’«histoire n’est pas la même» et dont «la géographie leur impose des caractéristiques qu’on ne peut ignorer» (voir ici).

Rendons quand même grâce à Bourguiba lequel, avant d’avoir été miné par les maladies, a tout fait pour construire des institutions et édifier une nation. Dès le début des années 80, l’esprit clanique a commencé à prendre de l’ampleur, s’est exacerbé lors du règne de Ben Ali et a atteint son paroxysme après janvier 2011.

En Tunisie, nous avons aujourd’hui des Etats dans l’Etat: celui des partis politiques, celui des corps professionnels (juges, avocats, médecins, ingénieurs, enseignants) et même une entité puissante (celle des diplômés-chômeurs), sans oublier les organisations nationales.

Un pays de laideur et d’échec…

A quoi devrait s’identifier le Tunisien du 21ème siècle, à sa patrie? Son pays? Sa nation? Sa culture? Sa civilisation? Ou aux corps malades qui ont pris une ampleur telle, depuis 6 ans, que nous avons des adolescents qui ne se reconnaissent plus dans leur pays? Car la prétendue élite masochiste s’est évertuée à le massacrer. C’est tragique d’entendre un jeune de 15 ou 16 ans vous dire: «comment voulez-vous que j’appartienne, que je m’identifie à un pays où il y a tellement de laideur et d’échecs?»

Dans une étude intitulée «L’identité politique comme force de conflictualisation et de hiérarchisation des appartenances sociales: justification théorique d’une définition empirique», réalisée par Sophie Duchesne et Vanessa Scherrer, il est dit qu’en sciences politiques il faut concevoir l’identité comme un principe d’organisation des reconnaissances sociales multiples, propre à chaque individu. S’agissant de l’identité politique, le but de la manœuvre est d’arriver à déterminer quels types d’identités peuvent mener à conflictualiser et hiérarchiser les appartenances sociales».

Quand la religion devient identité…

Nous avons vécu des exemples inédits en Tunisie en la matière: la religion à elle seule est devenue une identité tout comme l’appartenance à une région, ce qui a permis de bannir le concept de l’appartenance à une nation et à la Tunisie. Dans ces cas précis, «L’identité est utilisée pour rendre compte à la fois de constructions collectives –les groupes de toute nature, nations, partis, églises par exemple (chez nous les mosquées), qui construisent «leur» identité et individuelles».

Les chercheurs estiment qu’il est important de définir avec précision la notion identitaire sous peine de la voir servir de paravent à tous les amalgames… «L’identité n’est ni un objet, ni une caractéristique, ni un état; elle reste toujours virtuelle, c’est-à-dire insaisissable et impalpable. … L’identité existe bien cependant, ne serait-ce que parce qu’on ne saurait rendre compte de la réalité des choses, et au premier plan, de ce que l’être humain est à la fois profondément changeant mais aussi fondamentalement pérenne».

Il se trouve que l’identité tunisienne est malheureusement aujourd’hui phagocytée, on l’a pervertie en détruisant le sentiment d’appartenance à un grand pays et une grande civilisation la réduisant aux règnes de «deux dictateurs», le premier, qu’on l’accepte ou non, despote éclairé et père fondateur de la Tunisie moderne et de la nation tunisienne, et le deuxième, un dictateur qui a certes porté un coup fatal aux valeurs édifiées par son prédécesseur mais qui a préservé la souveraineté nationale.

Il n’y a plus de sentiment national…

Aujourd’hui, dans le monde politique, économique ou encore celui du militantisme dans la société civile, l’allégeance envers une cause ne part pas, pour beaucoup de personnes, du sentiment d’appartenance à un pays appelé Tunisie mais plutôt l’appartenance à un clan, une mafia, une organisation ou un parti. Le sentiment patriotique a été dilué dans toutes les mesquineries partisanes, intéressées et opportunistes.

Il ne faut pas s’étonner dans ce cas que dans les cercles prétendument fermés, des nouveaux maîtres traitres de la Tunisie : «inti tabe3 echkoun» (Tu es le serf de qui) devienne la question centrale autour de laquelle tourne la dynamique politique du pays alors qu’elle devrait être: «quel que soit ton bord, que peux-tu faire pour sauver ton pays».

Amel Belhadj Ali