Tunisie – Kamel Ennabli : “L’amnistie sur les chèques impayés en 2011 n’était pas l’œuvre de la BCT…”

m-kamel-nabli-exbct.jpgPendant des mois, voire presque deux années, tout le monde pensait y compris le monde entrepreneurial que Mustapha Kamel Ennabli, nommé juste après le 14 janvier gouverneur de la BCT, était l’artisan de la fameuse loi d’amnistie sur les chèques impayés.

Dans la réalité, il n’en est rien. La Banque centrale avait désapprouvé cette loi et avait défendu la préservation des banques de données sur les personnes physiques et morales dont la solvabilité par le moyen des chèques était plus que risquée.

A propos de cette question et de bien d’autres, ainsi que ces différentes fonctions au gouvernement Ben Ali et jusqu’à celui du post-14 janvier avec la Troïka, Mustafa Kamel Ennabli explique mais ne justifie pas. Il a voulu être indépendant et a agi en indépendant.

Entretien

Le dernier passage que vous avez eu en tant que gouverneur de la BCT n’est pas la première fonction que vous avez occupée dans nombre de gouvernements tunisiens. Vous avez été ministre du Développement lors du «règne» Ben Ali. Pourquoi aviez-vous démissionné à l’époque?

Mustapha Kamel Ennabli: Je me suis déjà exprimé à ce propos. Je vais de nouveau le rappeler. J’ai intégré le gouvernement Ben Ali au mois de mars 1990. J’avais, à l’époque, réellement cru en un changement profond de la Tunisie, qu’il s’agisse de gouvernance ou de libertés. Pendant les deux premières années (1991 et 1992), les choses fonctionnaient convenablement. En tant que ministre, j’avais un pouvoir décisionnel, je pouvais agir, je gérais mon département dans la sérénité et de manière indépendante en ayant pour seules priorités l’intérêt public.

A la deuxième moitié de 1992 et surtout en 1993, les choses ont commencé à changer. La nature de fonctionnement du gouvernement a évolué vers plus de centralisation. Les décisions des politiques publiques n’étaient plus prises de manière rationnelle, les intérêts privés commençaient à se manifester, et 1992 a aussi sonné le glas de l’illusion d’une démocratie à laquelle nous avions cru pour virer vers des actes de persécution des libertés et des droits de l’Homme.

Cette situation m’a mis très mal à l’aise d’autant plus qu’elle ne s’améliorait pas avec le temps. Il y a eu un certain nombre de dossiers à propos desquels j’étais en désaccord total pour ce qui est de la manière de gérer.

De quels dossiers s’agissait-il?

Ils sont nombreux, je peux citer à ce propos le fameux Fonds de solidarité 26/26, la gestion de la coopération internationale, de l’aide extérieure, de l’accès aux financements extérieurs, et qui doit décider de leur utilité, leur destination et leurs bénéficiaires.

Il y avait des ministres et des conseillers qui s’accaparaient des dossiers qui ne les concernaient pas et des prérogatives qui ne leur revenaient pas. Je ne pouvais tolérer ces pratiques et j’ai décidé de quitter. Je ne me retrouvais plus dans ce système.

Votre désignation à la Banque mondiale en tant que responsable MENA vous a-t-elle permis d’évaluer de loin l’efficience des politiques économiques de la Tunisie depuis 1993? Car on commençait d’ores et déjà à ressentir le malaise de la BM par rapport à la Tunisie. Un malaise qu’elle exprimait dans ses rapports en parlant de mauvaise gestion et non de corruption…

Je tiens à préciser que lorsque j’avais pris la fonction de superviser les programmes économiques pour toute la région, j’avais posé une condition. Il s’agit de ne pas intervenir dans la gestion courante des dossiers tunisiens. Je voulais éviter tout conflit d’intérêt. D’ailleurs, je ne suis jamais venu en visite officielle en Tunisie pour le compte de la BM, sauf une seule fois parce que le vice-président l’avait exigé.

Je n’approuvais pas le régime politique en place et je ne voulais pas coopérer avec lui de quelque manière que ce soit. Ceci étant, j’étais au courant des dossiers et des opérations qui avaient lieu dans notre pays. Et j’ai remarqué qu’au fil des années, la relation avec la BM se dégradait. Les rapports avec le gouvernement en place étaient de moins en moins cordiaux. Alors que la Banque mondiale essayait de traiter certains dossiers et de les mettre sur la table, la résistance de l’autre côté et le blackout étaient de plus en plus forts, ce qui a mené à une coopération de plus en plus limitée et réduite à l’essentiel.

Parmi les dossiers qui avaient posé problème, celui de la privatisation des entreprises publiques, principalement celle partielle de Tunisie Télécoms dont les critères de transparence et de clarté ne répondaient pas aux standards internationaux. La BM ne pouvait accéder à aucun document se rapportant à cette opération, ce qui a suscité un clash entre elle et la Tunisie.

La conséquence a été que, pour la première fois depuis le début du partenariat BM-Tunisie, il n’y a pas eu le décaissement d’un prêt en faveur de notre pays. La BM voulait mettre sur la table la question des privilèges et des passe-droits, ce qui suscitait des relations de plus en plus tendues entre les deux parties.

Vous êtes entré à la BM en 1995, 20 ans après, vous rentrez au bercail pour occuper le poste de gouverneur de la Banque centrale de Tunisie. Qui avait fait appel à vous, l’ancien Premier ministre, Mohamed Ghannouchi?

Oui, c’était Mohamed Ghannouchi et Mohamed Nouri Jouini qui m’avaient sollicité pour occuper ce poste.

Un poste aussi important dans une phase critique de l’histoire de la Tunisie n’était pas une tâche facile. Il fallait stabiliser le système monétaire, rassurer les partenaires et veiller aux fondamentaux économiques.

Je voudrais rappeler le contexte. Nous étions tous dans l’euphorie, et en ce moment, on ne se pose pas des questions sur la difficulté de la tâche. Pour nous, la Tunisie a besoin de nous et nous devons répondre présents. La situation n’était pas facile, on le réalise tout de suite. La réalité vous impose la ligne à suivre. Il fallait que le système continue à fonctionner et que le citoyen continue à avoir confiance dans le système monétaire et financier.

Parmi les reproches qui vous ont été adressés, celui d’avoir réduit le taux directeur encourageant ainsi que les crédits à la consommation.

C’est une mesure qui a succédé à d’autres. Pendant la première phase postrévolutionnaire, il s’agissait de stabiliser le système financier. Il fallait que les banques continuent à assurer. C’était le plus important. Nous nous devions de les pourvoir en liquidités pour que les affiliés puissent avoir accès à leur argent s’ils en ont besoin.

Rappelez-vous, à l’époque, il y a eu des retraits massifs de liquidités des banques. Et nous avons réussi notre œuvre, il n’y a pas eu de manque des provisions dans les banques et les entreprises aussi bien nationales qu’étrangères ont continué à fonctionner normalement. Il n’y a eu ni rationnement en devises ni en monnaie locale.

Ensuite, lorsque le système s’est stabilisé, nous nous sommes tournés vers les questions économiques; nous avions alors observé un début d’étranglement économique. Nous vivions une période d’inflation négative très dangereuse. La croissance était également négative et nous devions œuvrer à relancer l’économie.

Redynamiser la production, l’emploi et c’est au cours de cette période qu’il y a eu redémarrage par des mesures proprement économiques. Les deux moteurs étaient la politique monétaire et celui des dépenses publiques pour éviter que notre économie s’effondre.

Juger si le fait de réduire le taux directeur était bon ou mauvais dans ce contexte précis, j’estime que c’est l’histoire qui nous le dira. Pour moi, c’était la bonne décision et je me suis même demandé si la BCT n’aurait pas dû être plus audacieuse sur ce plan-là.

On vous a aussi reproché deux grandes décisions. La première concernant l’amnistie sur les chèques impayés et qui aurait mené à la faillite de petites PME et PMI, vous l’auriez fait parce que vous aviez des amis qui avaient de grandes ardoises de chèques impayés… La seconde, c’est d’avoir défendu le principe que les Tunisiens expatriés gardent leur patrimoine à l’étranger même s’ils devaient rentrer définitivement.

Ce sont deux questions distinctes et je vais vous répondre une par une.

Concernant les chèques sans provision, la BCT n’était jamais intervenue, preuves et documents à l’appui, et vous pouvez le vérifier dans ses archives à travers les échanges de courriers. Nous n’avons ni initié, ni promu, ni défendu l’amnistie sur les chèques.

Mieux encore, nous avions exprimé notre désapprobation pour une telle décision. C’est le gouvernement qui en a décidé ainsi, ministère de la Justice et ministère des Finances. Pour nous, c’était une mauvaise décision. Il n’y a aucune base factuelle qui prouve que nous avons été impliqués dans les chèques impayés.

Pour revenir au principe de garder le patrimoine des Tunisiens à l’étranger dans leurs lieux de résidences, la question s’est posée lorsque nous avons assisté à un retour massif de nos compatriotes après la révolution. Ces Tunisiens s’interrogeaient sur la manière de procéder et posaient des questions telles: «Nous avons une vie ailleurs et si cela ne marchait pas ici et si nous sacrifions tout ce dont pour lequel nous nous sommes battus et que nous avons construit sur des années et des décennies, qu’adviendra-t-il de nous? De nos enfants, de nos avoirs que nous ne pouvons pas liquider tout simplement d’un claquement de doigts?»

Ils veulent revenir pour participer à la construction de la nouvelle Tunisie et on exige d’eux qu’ils sacrifient tout ce dont pourquoi ils ont peiné. C’était injuste, inéquitable et inefficace. Il y a des familles dont les enfants vivent et portent des nationalités étrangères, ils ont des investissements et des possessions qui pourraient être hérités par leur progéniture, et on exige d’eux tout d’un coup de ne pas en tenir compte parce que la réglementation ne le permettait pas. Ce qui est insensé.

Il y a eu consensus par le gouvernement pour que cette réglementation soit aménagée de manière à permettre à ces gens-là de garder leurs avoirs acquis légalement et honnêtement tout au long de leurs parcours professionnels à l’étranger. Cela ne leur donne pas le droit de transférer leurs avoirs de Tunisie à l’étranger.

La BCT a approuvé mais nous n’étions pas les seuls à en avoir décidé ainsi, le gouvernement également et le ministère des Finances aussi, parce que le régime de change est défini par le gouvernement et non par la BCT. La Banque centrale est chargée de l’exécution de la politique de change. Mais son élaboration et sa conception sont l’œuvre du gouvernement en place.

Le gouvernement Caïd Essebsi parti, votre tâche n’a pas été facilitée du temps du gouvernement de la Troïka. La pression a-t-elle été trop grande et surtout de la part de la présidence de la République où vous n’avez jamais été reçu comme d’usage pour vos prédécesseurs.

Il ne s’agit pas d’usages ou de traditions, il s’agit d’Etat et d’Etat de droit. Dans la loi tunisienne, il y a deux occasions qui nécessitent que le président de la République accueille le gouverneur de la Banque centrale officiellement et formellement. La première, c’est pour recevoir les états financiers finalisés de la BCT, et cela a lieu au mois de mars.

Nous entamons leur préparation au mois de janvier, et après approbation de notre Conseil d’administration, nous les présentons au président de la République. Par la loi, le gouverneur est tenu de les lui soumettre. J’avais à l’époque sollicité une audience avec M. Marzouki restée lettre morte à ce jour. Celle-ci est une obligation d’Etat.

La deuxième occasion est celle de présenter le rapport annuel de la Banque centrale qui n’est pas un rapport financier mais plutôt monétaire analytique de la situation économique du pays. Ce rapport-là doit être, et toujours selon la loi, soumis à la présidence au mois de juin ou juillet au plus tard. De nouveau, je sollicite une audience et je n’ai pas de réponse.

Il n’y a pas eu que cela. Vous avez dû subir l’assaut d’une horde d’individus jusqu’à votre cabinet alors que la BCT est une institution de souveraineté qui devait être protégée et préservée parce qu’en l’attaquant, c’est l’Etat qui est insulté. C’est comme si le ministère de l’Intérieur ou celui de la Défense nationale avaient été attaqués sans aucune réaction de la part des dirigeants de l’époque… Est-ce l’expression de l’absence de l’Etat ou de la désinstitutionnalisation de l’Etat?

Vous savez, juste après la prise de fonction du gouvernement de la Troïka, nous avons assisté de façon assez surprenante et imprévisible à une vague de protestations touchant à la BCT. Parmi les individus qui se sont attaqués à la Banque centrale, il y en avait qui appartenait à l’Institution et d’autres qui étaient venus d’ailleurs. Ils avaient assailli même mon bureau avec violence, occupé les lieux et tenté de faire dégager le gouverneur de la BCT. Ce n’est ni dans nos traditions ni dans celles de l’Etat tunisien depuis sa création. Nous saurons un jour qui a été derrière cette manœuvre, première du genre dans l’histoire de la Tunisie postindépendance.

Mais ce qui est surprenant est que, jusqu’à ce jour, le gouvernement de l’époque, censé protéger et préserver les institutions, n’a émis aucun communiqué condamnant ces agissements. Ni le président de la République ni celui de l’Assemblée constituante et encore moins le chef du gouvernement de l’époque, Hamadi Jebali -qui s’était limité à exprimer ses regrets et solidarité à titre privé mais non officiel. Et pourtant, je lui ai demandé de le faire savoir à l’opinion publique. La Troïka n’était pas solidaire de la BCT. .