Moncef Barcous : l’avenir appartient à ceux qui voient loin et bien

Cet optimisme à toute épreuve, c’est ce qui est le plus
remarquable chez Moncef Barcous. Vos entrez à son bureau plein de scepticisme et
d’inquiétude concernant un secteur clé de l’économie tunisienne et vous en
sortez apaisé comme si vous veniez d’avaler une potion magique, celle qui vous
permet de voir l’avenir en rose.

Moncef Barcous, ce vieux ténor des textiles en Tunisie, n’est point angoissé par
la crise. «Des crises ? nous en avons vu d’autres… avons-nous sombré ?
Avons-nous disparu ? Eh non, nous nous en sommes toujours sortis. Pareil pour
cette crise. Et puis, que voulez-vous ? Notre activité n’est pas le long fleuve
tranquille que certains s’imaginent, il faut bien que, de temps en temps, nous
rencontrions des tourbillons… ».

Le plus important pour cet homme rompu aux secrets du textile habillement est
d’être fin stratège, résistant, innovateur, audacieux, conquérant… Moncef
Barcous est tout sauf un homme qui baisse les bras rapidement ou se laisse aller
au désespoir.

Entretien avec celui qui, de maître tailleur, est devenu un leader du secteur
habillement en Tunisie et qui compte jouer la carte de la globalisation pour
imposer le label Tunisie, à New York, Alger ou encore à Tokyo ou Moscou.

A cœur vaillant, rien n’est impossible…

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Webmanagercenter
: La première question qui nous traverse l’esprit lorsque nous interviewons
un ténor du secteur des textiles dans notre pays est comment vous, Moncef
Barcous, qui avez accompagné la naissance du secteur et son développement,
voyez l’avenir des textiles habillements en Tunisie ? Ne croyez-vous pas que
nous sommes à un tournant décisif ou nous évoluons vers une
industrialisation plus avancée du secteur comme ce qui s’est passé en
Turquie ou alors les textiles tunisiens seraient menacés dans son existence
même ?

Moncef Barcous : Pourquoi l’exemple de la Turquie ? Qu’est-ce que la
Turquie a que nous n’avons pas ?

C’est un pays qui est devenu l’un des principaux producteurs et
fournisseurs de l’Europe en matière de textiles.

La Turquie est le quatrième fournisseur de l’Europe, nous sommes le
cinquième.

La Turquie a industrialisé le secteur contrairement à nous. Alors
qu’est-ce qu’elle a justement que nous n’avons pas et avons-nous un plus par
rapport à elle ?

Je pense qu’il faut faire la différence entre l’industrie des textiles et
celle de l’habillement, ce sont deux choses complètement différentes. Il ne
faut pas non plus oublier que la Turquie est un producteur de coton et
qu’elle a une tradition de près de 100 ans dans l’industrie du textile.

Dans notre pays, nous avons une industrie de l’habillement assez solide.
Lorsque nous nous mettons à comparer un pays de 90 millions d’habitants à un
autre de seulement 10 millions comme c’est le cas de la Tunisie et qui a
démarré un peu tard dans ce domaine, nous pouvons prétendre que notre
position est honorable par rapport aux autres. Nous sommes en train de
résister et d’évoluer, nous ne sommes pas dans le statique. Il est évident
qu’une comparaison avec la Chine serait déplacée. Elle serait peut-être
valable dans le cas de l’Egypte avec ses 80 millions d’habitants, qui est
dans la même position que nous et qui a de grandes traditions dans
l’industrie de l’habillement sans avoir évolué. Je vous dirais que nous
sommes de loin en avance par rapport à cette dernière.

Oui mais parmi les critiques adressées au secteur des textiles en
Tunisie, c’est que ce dernier n’a pas évolué vers une industrialisation
effective en matière d’habillement.

En matière d’habillement, il n’y a plus que de l’industrie, l’artisan
n’existe plus.

Nous dépendons un peu trop des donneurs d’ordre européens

Ceci est un tout autre problème. Si nous faisons un petit retour dans
l’histoire de cette activité, nous nous rappellerons certainement que nous
avons choisi de ne pas exporter notre main-d’œuvre en matière de textile
mais plutôt de ramener des promoteurs dans ce secteur en Tunisie. C’est sur
cette base là que la loi 72 a été promulguée. Nous sous-traitons. Et
d’ailleurs, la sous-traitance est une pratique qui a toujours existé depuis
les artisans des chéchias fabriquaient leurs produits à domicile pour des
commerçants à ce jour. La sous-traitance dans ce cas de figure était
complémentaire à l’emploi, elle soutenait l’embauche, nous sommes ensuite
passés au stade de l’industrialisation en matière d’habillement. Vous pouvez
arguer qu’elle n’est pas aussi importante qu’on le voudrait et c’est
possible, mais n’oubliez pas que la sous-traitance permet de développer une
industrie et de maîtriser une technologie.

Nous importons les tissus et le fil, n’est-il pas temps de fabriquer nos
propres tissus ?

Nous n’avons pas de tissu ni de fil, nous n’avons pas de tissage, et
fabriquer nos propres tissus n’est pas une bonne option. Le tissage exige de
grandes traditions. On ne peut pas devenir tisseurs en deux ou trois ans ni
d’ailleurs en dix ou douze ans, c’est difficile. Le tissage exige de grands
moyens pour pouvoir assurer. Sachant que pour être concurrentiel, il faut
que nous atteignions le même niveau de ce que produit la Turquie, la France,
l’Inde…Bien évidemment je parle de la qualité des tissus à fabriquer.

Développer une industrie du tissage doit être un choix économique émanant
des décideurs. Ou alors, nous faisons comme le Maroc, l’Île Maurice,
Madagascar, les pays d’Europe de l’Est qui ont laissé de côté le tissage et
ont opté vers l’industrie de l’habillement.

En ce qui nous concerne, c’est bien un choix de gouvernement qui doit
être fait et non du secteur privé. Les privés ne peuvent pas se permettre
d’investir un montant de 100 milliards dans un marché comme le nôtre qui est
très petit.

Si nous réussissons à assurer des marchés à l’export, ces investissements
ne seraient-ils pas utiles ?

Oui mais nous pouvons, dans ce cas, courir des risques énormes. Nous
avons fait d’autres choix dans notre pays, nous avons opté pour
l’habillement qui représente 60% du secteur des textiles. C’est notre
philosophie. Ceci étant, nous pensons quand même qu’il est temps de prendre
une certaine indépendance par rapport aux marchés extérieurs en nous
engageant dans le tissage, cela requiert les efforts d’au moins une
génération.

Vous parlez bien de la création d’une industrie tunisienne du tissage…

Absolument. Actuellement, nous pouvons dire que les possibilités existent
tout comme des investisseurs étrangers qui peuvent y être intéressés. Nous
avons également les pôles technologiques de Bir el Kassaa et Ben-Arous dotés
de tous les moyens pour développer une industrie tunisienne des textiles.

L’après sous-traitance, vous y pensez ? Pour être plus indépendants,
conquérir vos propres marchés ?

Ne parlons pas d’industrie car l’industrie exige de grands
investissements et la production vient par la suite d’une manière
systématique comme pour une cimenterie. Pour le secteur des textiles en
Tunisie, nous importons 90% des matières premières, il ne faut pas
considérer cela comme une tare surtout lorsque l’on sait que nous avons bien
notre place dans le monde de la production de l’habillement.

Quant à l’indépendance, qui peut prétendre l’être aujourd’hui ? Tout le
monde dépend de tout le monde, surtout dans l’habillement, on est
complémentaire. C’est la mondialisation. Les premières mesures de
libéralisation ont touché le secteur de l’habillement et du textile.
Actuellement, il est complètement libéralisé. Un pays comme la Tunisie a
décidé de libéraliser le secteur de l’habillement et du textile en 1995,
c’était un grand défi. Nous avons pu le faire parce que durant les années
précédentes, nous avons acquis de l’expérience. Beaucoup pensaient que ce
genre de mesures entraînerait le secteur à la faillite. Le secteur de
l’habillement a pu dépasser le cap difficile et tout a bien marché. Nous
avons été les premiers à réaliser notre autonomie.

Jusqu’à maintenant ça a bien marché. Etes-vous sûr que ça serait toujours
le cas, surtout avec la crise, qui quoi qu’on en dise est bien là ?

Je participais à un congrès à Paris avec de grands industriels étrangers,
l’un d’eux m’a dit qu’il opérait depuis 40 ans dans le secteur des textiles
et que chaque année l’on parlait de crise de l’habillement et qu’à chaque
fois, on arrivait à en venir à bout et à aller de l’avant. L’habillement
marche toujours, vous ne pouvez pas rester sans acheter des habits.

Je peux porter mes anciens habits…

Pour une année ou deux, la troisième année vous êtes bien obligée d’en
acheter. De nos jours, certaines études démontrent qu’en temps de crise, les
femmes peuvent se priver et puiser d’anciens habits dans leurs garde-robes
mais elles achètent quand même ceux de leurs enfants et de leurs maris. Donc
cela veut dire que la demande est bien là et les raisons objectives qui
peuvent engendrer la fermeture de certaines usines, sachant qu’un très grand
nombre d’usines à l’exportation, sont loin d’être là.

Vous voulez dire que les Tunisiens ont les moyens de s’en sortir ?

Absolument. Parce que le fabricant tunisien est un grand professionnel et
a une grande expérience. Il s’adapte aux situations de crise et sait se
débrouiller au niveau des modes de fabrication des articles d’habillement,
passe d’un style à un autre en prenant compte toute évolution de son
environnement. Par contre, si vous essayez de voir ce qui se passe dans un
autre pays africain, vous réaliserez qu’on n’arrive pas facilement à se
sortir des situations complexes. Il faudrait qu’ont ait d’abord nos 40 ans
d’expérience.

Aujourd’hui, on parle beaucoup d’innovation et de nouvelles technologies,
quelle est votre approche ?

S’engager dans les nouvelles technologies et entreprendre des choix
innovateurs représente pour moi un choix que je n’ai jamais regretté. Depuis
mon jeune âge, j’ai grandi dans le milieu des «Chaouachias», en droite ligne
des grandes traditions du tissage artisanal. Avant d’être un industriel dans
le secteur de l’habillement, j’ai été un tailleur. J’en suis fier d’autant
plus que j’ai fait toujours le choix de l’évolution et du modernisme.

Les nouvelles technologies sont déterminantes dans notre métier.
D’ailleurs, c’est la maîtrise de ces nouvelles technologies qui nous aidera
à franchir le pas pour faire plus que de la sous-traitance dont nous avons
parlé tout à l’heure.

Vous avez donc lancé le body scanner ?

Oui. Vous, par exemple, ou votre mari, ne serez plus obligés de sortir
courir les boutiques pour être bien habillés. Vous pouvez rester chez vous
et acheter les vêtements que vous voulez et être aussi exigeants sur la
qualité que ça se peut. On ne rêvait pas cela, il y a quelques années.
Avant, on travaillait avec ce qu’on appelle les patrons et les croquis.
Maintenant on n’a plus besoin de cela puisque tout est devenu assisté par
ordinateur et les nouveaux systèmes informatiques sont capables de nous
donner des résultats extraordinaires en matière de précision et nous faire
gagner un temps fou dans la confection des modèles et dans le design. Quand
j’ai vu le nouveau logiciel appelé CAO qui dessine le «patron» et la coupe
et tous les détails du prêt-à-porter, j’ai eu l’impression de rêver. Tout
était là et nous n’avions qu’à produire et vendre. C’était extraordinaire,
c’est l’internationalisation grâce à l’ADSL et à autant de techniques
révolutionnaires et que dont nous pouvons bénéficier notre propre
développement. Aujourd’hui, la mode, dans le monde entier, est la chasse
gardée de l’Italie, de la France, de la Grand-Bretagne, New-York etc. On ne
nous laissera pas y toucher et ne nous permettront jamais de prendre une
part d’un marché qui leur appartient depuis bien 150 ans.

Comment envisagez-vous la conquête de nouveaux marchés dans ce cas ?

S’installer à Paris, y ouvrir une boutique revient très cher, la Turquie
n’a pas réussi à le faire ni la Chine d’ailleurs. Grâce aux nouvelles
technologies, nous sommes capables de vendre en Californie ce que nous
confectionnons ici sans être obligés de s’y installer, il n’y a plus de
frontières, tous les marchés sont aptes à être conquis; je m’implante
bientôt en Algérie où j’ai déjà installé un body-scanner. Ce bijou a été
conçu par des informaticiens américains ; des génies en développement qui,
au début, n’avaient pas été assistés par des professionnels de
l’habillement. Nous avons pris part à ce travail grandiose et donné les
précisions qu’il faut pour que ce soit parfaitement adaptable à notre
activité du point de coupe, mesures précises, etc.

Nous sommes à notre commencement dans cette orientation, nous réussissons
très bien malgré les difficultés qui surgissent de temps à autre.
L’important pour nous est d’arriver à notre objectif. Aujourd’hui, nous
entrons sur le marché algérien par la grande porte, et grâce au body-scanner
le monde nous est ouvert.

Comment procédez-vous, on vous envoie des commandes avec les mesures et
vous assurez le reste ?

Oui absolument, pour être plus explicite, Fiat a puisé dans ses archives
un ancien modèle, qu’elle a sorti, modernisé et lancé sur le marché; Citroën
aussi, son modèle a fait fureur sur le marché, sans oublier Volkswagen avec
sa coccinelle qui appartient au siècle passé. Revenir au style traditionnel
et moderniser. Le Body-scanner est le maître tailleur des temps modernes. Le
Monsieur entre, on lui prend ses mesures une seule fois et le reste du
processus est suivi sur ordinateur avec des représentations du modèle en 3
D, l’Adsl aidant, la livraison à domicile dans les jours qui suivent et le
tour est joué. Chaque client qui entre dans cette nomenclature est
enregistré dans une banque de données, il n’a besoin que d’un coup de fil
pour commander ses habits. Imaginez cette opération à l’échelle mondiale.

Concrètement, comment fonctionnez-vous ? Vous installez un body-scanner
sur chaque territoire dans lequel vous comptez opérer ?

C’est tout un mécanisme, le processus est assez compliqué. Il y a
l’installation du body-scanner et le travail de suivi qui en résulte. Nous
pouvons nous installer partout. Je pense à la Turquie pour l’instant.

A combien s’élèvent les investissements nécessaires à ce genre de
projets?

L’investissement en temps est plus important que l’investissement en
argent pour ce genre de projet.

Mais le temps, c’est de l’argent, si on devait comptabiliser le temps,
doit-on considérer que ça revient très cher ?

Mais il va être rentabilisé par la suite. Pour faire l’acquisition d’un
point de vente à Paris, il faut un minimum d’un milliard et demi de dinars
et il faut au moins dix points de vente pour pouvoir atteindre les niveaux
de vente attendus. Avec les nouvelles technologies, dont Internet et un bon
capital humain, on est capable de remporter les défis.

Une revendication importante du consommateur aujourd’hui, la dimension
écologique des produits auxquels il s’intéresse. C’est une nouvelle donnée
dans les marchés européens et qui pèse lourd. Le label écologique, le
consommateur européen exige que la qualité du tissu ne puise pas dans les
ressources naturelles et ne soit pas nuisible à la consommation énergétique.

Nous y sommes. Nous y pensons, c’est l’une de nos priorités. Maintenant
nous recherchons des produits appropriés à ces nouvelles exigences. Chaque
étape exige une préparation et de la recherche; actuellement nous sommes en
train de chercher des fournisseurs pour nous lancer dans la fabrication de
produits écologiques en habillement. Il en existe en Turquie mais cela exige
bien sûr des certificats en bonne et due forme. Nos études sont orientées
vers la recherche des matières premières. L’avenir n’appartient pas
uniquement à ceux qui se lèvent tôt, il appartient surtout à ceux qui voient
loin et bien.